J°004 Quelques anecdotes de ma vie roumaine

Nouveau secrétaire général, Jean-Marie ROUSSIGNOL raconte, pour les amis d’ICEO, quelques souvenirs de « sa » coopération internationale en Roumanie.

Je suis très souvent allé en Roumanie, pour la première fois en 1996 et jusqu’en 2011 dans le cadre de projets de l’Union européenne, intervenant pour le compte de divers cabinets de consultants de l’UE (français, italien, anglais, portugais). J’y étais allé aussi, en 1999, pour l’association ORIFAL (Organisation de rencontres internationales pour l’administration locale) que j’avais créée à Béziers avant mon adhésion à ICEO. Et j’y suis finalement aussi retourné plusieurs fois pour le compte d’ICEO : à Bucarest, à Craiova, à Drobeta Turnu Severin et à Râmnicu Valcea.

J’ai ainsi séjourné en beaucoup de villes : Bucarest en premier, bien sûr, mais aussi très souvent à Calarasi, à Craiova, à Sibiu, à Sinaia et, moins souvent à Brasov, à Iasi, à Bacau, à Târgoviste, à Constanţa comme dans une des stations balnéaires aux noms mythologiques de la côte de la mer Noire. J’ai visité tant d’autres lieux autour de ceux-là. J’ai appris assez facilement, bien qu’encore imparfaitement le roumain, le fait de parler français, espagnol, un peu de portugais et d’italien et de n’avoir pas tout à fait oublié la langue d’Oc de mes ancêtres ayant facilité la chose. Ce qui a fait que, très rapidement, j’ai pu circuler dans le pays et aller travailler seul, en voiture ou en train et sans interprète, dans la plupart de ces lieux où l’on trouvait encore beaucoup de francophones et où, bien entendu, tous les projets européens s’exécutaient en anglais, langue obligatoire.

Dans l’espace public, au contact avec les gens, je pouvais aussi me débrouiller pour aller au marché, au restaurant, louer mes appartements successifs parce que, très tôt, même pour des missions de courte durée et surtout à Bucarest, j’ai décidé de ne plus aller dans ces hôtels où se retrouvaient entre eux les « experts » occidentaux dans mon genre, afin de vivre et connaitre au plus près la population locale, sa manière de vivre, ses difficultés. J’avais ainsi des voisins avec qui échanger quelques politesses et de menus services, je pouvais parfois répondre à une demande de renseignements dans la rue parce que je connaissais mon quartier, tant de petits détails qui aident à l’intégration.

J’ai toujours aimé, dans un pays de séjour professionnel ou pas, me fondre dans la population et ne pas trop y avoir l’air étranger et surtout pas d’être la caricature du touriste invasif et sûr de son droit, bardé d’appareils photo ou de smartphones montés sur perche à selfies. C’était plus difficile en Afrique ou en Asie, mais en Europe centrale et de l’Est et en particulier en Roumanie, cela m’était beaucoup plus facile, physique méditerranéen aidant. D’où, en dehors du travail et en libre exploration des villes, le souvenir de diverses anecdotes survenues au hasard des circonstances. En voici quelques-unes.

Jean-Marie ROUSSIGNOL                  
ancien expert-consultant européen, membre d’ICEO

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Les chiens errants de Bucarest : quelques expériences personnelles

Bucarest, cette grosse ville contrastée et immense où les beaux quartiers alternent avec ceux des barres d’immeubles, ces « blocs » d’allure soviétique et les quartiers miséreux peuplés de Tziganes, où les rues sont, ou étaient alors remplies de chiens errants. Ce sont les héritiers des chiens abandonnés par leurs maitres lorsque Ceauşescu a rasé toute une vaste zone du centre-ville pour y construire le quartier de style mussolinien dominé par la masse du vertigineux Palais du Peuple. Il en a chassé les habitants, relogés ailleurs dans ces blocs où leurs chiens n’avaient plus leur place. Abandonnés, ils sont devenus plus ou moins sauvages et se sont reproduits en meutes parfois dangereuses que, plus tard, Traian Basescu maire de la ville avant d’être président de la république a tenté d’éliminer, au grand dam de Brigitte Bardot.

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Un chien agresseur, Strada Emanoïl Porumbaru :

Pour ma part, lors de l’un de mes premiers séjours, j’ai été mordu au mollet, une fin de dimanche après-midi d’hiver à Bucarest, par un chien du quartier de mon petit hôtel Casa Victor, strada Emanoil Porumbaru. C’était alors une rue calme proche du Boulevard Aviatorilor, partant de la strada Ion Mincu juste au-dessus du parc Kiseleff vers le nord de la ville ; une rue bordée de paisibles villas de style Brancoveanu avec jardins à treilles très plaisants à la belle saison et de rares petits immeubles dont mon hôtel, alors tenu par un jeune couple sympathique. Elle a dû beaucoup changer depuis et la dernière fois que j’y suis passé beaucoup plus récemment, même l’hôtel avait changé de taille et de catégorie pour s’approcher du luxe 4 étoiles et des immeubles de trois ou quatre étages y avaient poussé. Là comme ailleurs, on n’arrête pas le progrès, surtout celui de l’affairisme immobilier.

Je travaillais alors pour un projet européen logé au Palais du Gouvernement, Place de la Victoire et j’y allais chaque jour à pied en traversant le beau parc Kiseleff, revenant le soir par le même chemin. Ce n’étaient pas les moments les plus désagréables de mes journées, même en hiver. En remontant ma rue Porumbaru, je voyais quotidiennement, à une centaine de mètres de l’hôtel, une chienne qui traînait là, avec quelques autres chiens, devant un garage de l’Armée où les militaires les nourrissaient quelque peu. Jusque-là aucun ne m’avait jamais rien dit, me voyant passer tous les jours. Mais ce jour-là, sous un ciel morne et gris, je portais chapeau de feutre à large bords et long manteau. M’a-t-elle pris pour un agent de la Sécuritate ?… En fait, elle avait eu récemment des petits et s’était peut-être sentie menacée pour sa couvée de chiots par cette silhouette qui lui paraissait suspecte dans la lumière faiblarde de cette fin d’après-midi. Toujours est-il qu’elle est venue derrière moi, grognant de façon menaçante. J’ai voulu faire l’indifférent et passer mon chemin sans trembler mais elle a soudain bondi pour m’attraper au mollet, trouant mon pantalon et me laissant un bleu sur la peau, heureusement à peine éraflée. Il m’a fallu faire face et, n’ayant rien pour me défendre, reculer prudemment jusqu’à la porte de mon hôtel, heureusement tout proche, toujours sous la menace hargneuse d’une autre attaque.

Le lendemain, je devais prendre à l’aéroport de Baneasa un avion pour aller dans le nord à Suceava puis à Iaşi et, en attendant l’heure de ce vol comme par hasard retardé puis annulé, j’ai pris et lu un journal local qui trainait sur une banquette. Un article y parlait justement des 22.500 Bucarestois qui, dans l’année écoulée, étaient allés se faire vacciner contre la rage dans les hôpitaux pour avoir été mordus par un chien de rue. Impressionnant, sans compter les autres mordus qui, comme moi, n’y étaient pas allés et n’étaient donc pas comptabilisés ! J’ai survécu, je suis du genre coriace, ou plus probablement ce chien rageur n’était pas enragé. Mais je ne l’ai plus revu. Peut-être sa hargne soudaine et répétée lui avait-elle fait perdre sa liberté…

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Un chien agressif, Calea Victoriei

Mais là, c’était un chien de garde jouant trop bien son rôle 

La Calea Victoriei, ou littéralement Chemin de la Victoire  (non, ce n’est pas cette photo !), est cette longue voie historique qui, partant de la place du même nom où se trouve le palais du gouvernement, va sur plusieurs kilomètres vers le sud jusqu’à la Damboviţa, la rivière qui traverse la ville d’est en ouest, coupant plusieurs voies importantes en passant devant l’Ateneo român, superbe salle de concerts, le palais royal, le théâtre de l’Odéon, copie de celui de Paris, le cercle militaire, de nombreux grands hôtels et autres monuments historiques.

Instruit des risques canins des promenades urbaines et gardant le souvenir de l’agression subie peu d’années auparavant près de ma Casa Victor, j’avais acheté, lors d’un séjour à Béziers entre deux missions, un de ces petits appareils émetteurs d’ultrasons supposés douloureux pour les oreilles canines et donc susceptibles de vous protéger d’une attaque fortuite.

Je louais alors un studio, dirions-nous en France, mais une « garçonnière » comme on dit joliment à Bucarest où la langue française de l’entre-deux guerres a durablement imprégné la langue roumaine. C’était au 4e étage avec terrasse d’un immeuble à un angle de la rue George Enescu (oui, c’est la photo ci-dessus). Je l’avais louée pour une semaine et, de ma terrasse, j’avais testé l’engin sur un chien couché sur le trottoir quatre étages plus bas. Lorsque j’avais pressé le bouton de commande il avait vaguement agité les oreilles et tourné la tête, sans trop s’émouvoir. Résultat peu probant, mais la distance était grande et il était peut-être un peu sourd.

Un soir, en début de nuit, je descendais donc la Calea Victoriei sur le trottoir de gauche. Il y avait là, dans l’une des premières maisons du haut de la rue, un jardin surélevé, clos d’une grille derrière laquelle un énorme chien aboyait furieusement aux passants en montrant les crocs. « Câine urât! » (Chien méchant !), disait une pancarte fixée à la grille. Et il était bien là, aboyant et grognant aux rares piétons ! Passant à sa portée, je sors mon appareil de la poche et lui envoie une giclée d’ultrasons. J’espérais le voir retourner vers sa niche, dompté, gémissant et penaud. Ce fut tout le contraire ! Se précipitant violemment contre la grille, il aboyait encore plus furieusement, tous crocs dehors et la bave aux lèvres, au point que, instinctivement, j’ai fait un saut de côté ! Ce n’était pas un saut de chat de ballerine. Heureusement, la grille était haute et solide, sinon il l’aurait renversée et moi avec.

Depuis lors, je n’ai plus retenté l’expérience d’aussi près, le résultat étant à l’inverse de la protection espérée. Et quand je voyais au loin un groupe de chiens plus ou moins agités, je passais prudemment au plus large possible, sans plus tenter de les provoquer.

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Un chien mendiant, Calea Victoriei encore :

Descendant une autre fois cette Calea Victoriei un soir d’hiver à la nuit tombante en direction du Bd Dacia, je remarque plus loin devant moi, à la hauteur du petit jardin public qui se trouve presque en face de la belle et imposante maison du compositeur George Enescu devenue conservatoire de musique, deux couples en conversation, emmitouflés dans leurs manteaux.

Autour du groupe tournait un chien de rue, presque timidement et pas agressif du tout, si bien que ces gens ne le remarquaient même pas. Mais ce chien voulait tout de même attirer l’attention ! A un moment, je le vois saisir entre ses dents le pan du manteau de l’un des deux hommes et tirer dessus, à petits coups têtus, comme l’aurait fait un mendiant un peu trop insistant, de l’air de dire : « hé vous ! S’il vous plait ! Regardez-moi, donnez-moi quelque chose ou un peu d’attention ! ». Le groupe voyant ce manège peu banal a éclaté de rire, puis, lui ayant dit quelques paroles amicales, s’est remis à marcher et l’a laissé planté là.

Tous les chiens de rue ne sont donc pas agressifs. Ils aimeraient se faire adopter mais les Bucarestois le peuvent rarement, faute d’espace et de moyens. Certains cependant et pas des plus riches, qui ont pitié d’eux, leur apportent tout de même à manger et ont donc – ou avaient à cette époque – leurs chiens familiers au coin des rues, auxquels ils donnaient un peu d’affection en même temps qu’ils les nourrissaient, au grand dam du maire Basescu.

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Un chiot orphelin, Strada Stirbei Voda :

Une autre fois, toujours locataire de ma garçonnière de la rue George Enescu, il m’arrivait les dimanches, d’aller à la messe à l’église orthodoxe « Biserica Popa Tatu », pas trop loin en passant par la rue du Général Berthelot sur laquelle se trouve la cathédrale catholique St Joseph où il m’arrivait d’aller aussi. Sortant de l’office entre onze heures et midi, je partais flâner au hasard des rues avant de rentrer chez moi.

Un dimanche matin donc, revenant de cette biserica Popa Tatu, je passe par la rue Stirbei Voda qui est une rue assez importante. Marchant sur le trottoir de gauche, je croise, près d’une encoignure de porte un petit chiot jaune, attendrissant et manifestement déjà promis au destin de la rue. Sans m’arrêter, je lui fais en passant quelques politesses de langage du genre « oh, le pauvre petit chienchien ! » avec quelques bruits de bouche du genre « Pvuii-pvuiii-pvuii » (réminiscences obscures de mon nom d’oiseau ?…) pour lui marquer un peu de sympathie. Je ne lui avais pas parlé roumain mais il avait senti le ton amical et il s’est mis à me suivre un bon bout de chemin, espérant se trouver enfin une famille d’accueil. N’arrivant pas à le semer et ne pouvant en aucun cas l’adopter, j’ai traversé la rue pour continuer sur le trottoir opposé, pensant le décourager, mais il me suivait toujours, au péril des voitures, heureusement peu nombreuses ce matin-là ! Un peu plus loin j’ai retraversé sur l’autre rive, le chiot toujours sur mes talons…

Il m’a fallu marcher assez longtemps et tournicoter dans plusieurs rues pour le ramener au point de départ et enfin le dissuader d’aller plus loin, à mon grand soulagement égoïste et malgré tout un serrement de cœur pour ce pauvre petit être abandonné, laissé à sa solitude et ses espoirs d’amour déçus.

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Mais heureusement, j’ai tout de même d’autres souvenirs que ceux des chiens

dont j’ai croisé la route ! Exemples :

La paroissienne xénophobe de l’église Popa Tatu

Je restais généralement près de la porte, pour pouvoir m’esquiver plus facilement sans déranger personne et je m’appliquais à faire mes signes de croix selon la règle et le rythme orthodoxe.

Un jour, alors que j’étais là depuis un bon moment en toute discrétion, entre et se place à côté de moi un très grand type à l’allure et la taille manifestement hollandaises et il reste là, aussi discrètement que sa taille le lui permettait, silencieux et sans doute priant aussi. Mais au bout d’un moment, passe à côté de nous une vieille femme, chapeau noir sur la tête, qui s’apprêtait à sortir de l’église. Arrivée à notre hauteur, elle remarque mon voisin, marque un temps d’arrêt et  l’interpelle à voix basse mais d’un ton vindicatif pour lui dire qu’il était étranger et qu’il n’avait rien à faire là, et que ce n’était pas un lieu pour touristes ! Ayant dit, elle sort, l’air courroucé.

Elle l’avait dit en roumain, mais, vu le ton de l’apostrophe, mon Hollandais a compris qu’il n’était pas le bienvenu en ce lieu, d’autant que les gens alentour, alertés par ce chuchotement impérieux, s’étaient retournés et le regardaient. Tout penaud et confus, il est aussitôt parti ! Et moi, juste à côté, la vieille femme ne m’avait même pas remarqué ! Les autres non plus d’ailleurs ! Ce que c’est que de savoir se fondre dans la foule…. Je n’étais plus un étranger à Bucarest.

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La vieille dame d’en-dessous, Strada George Enescu

J’ai déjà mentionné plusieurs fois cette garçonnière bien commode pour moi size au 4e étage avec terrasse d’un immeuble de la rue George Enescu. L’immeuble  faisait (il fait toujours, voir photo p.3) l’angle d’un passage conduisant vers le marché Amzei tout proche. Pour y aller au plus court, il fallait, après avoir traversé un vague jardin arboré au dos d’un grand immeuble de style HLM, passer sous cet immeuble construit sur pilotis pour déboucher sur la rue Amzei. Je croisais souvent des petits vieux revenant du marché, fripés et résignés, portant avec le lourd poids de leur misère le poids plus léger d’un maigre filet à provisions garni de quelques patates, de quelques poireaux, de quelques carottes et de bien peu d’autres choses, vue la maigreur du pouvoir d’achat de leur pension de retraite érodée par l’inflation.

Un matin, plutôt que d’aller au bureau, j’étais resté chez moi pour finir de rédiger sur mon ordinateur portable un début de rapport sur les résultats de ma mission. J’étais encore en pyjama et profitais, fenêtre ouverte, du soleil printanier de la saison tout en tapant mon travail. Il devait être vers les 9h30 lorsque j’entends frapper à coups redoublés et impérieux à ma porte. Je me lève et m’approche en demandant qui est là. Une voix de femme âgée me répond pour me dire qu’elle était ma voisine du dessous et voulait me parler. J’ouvre et je vois effectivement une petite vieille à chignon et lunettes rondes, vêtue d’une robe de chambre grise plutôt mal fagotée, qui m’explique qu’elle habite l’appartement en dessous du mien, que mon propriétaire avait fait récemment des travaux de rénovation dans ma garçonnière, que les maçons avait tapé si fort qu’ils lui avaient ébranlé et fissuré ses plafonds, qu’elle essayait en vain d’alerter mon propriétaire qui ne lui répondait pas et qu’elle voudrait que je le contacte moi-même pour lui faire obtenir enfin réparation. Elle voulait à toute force que je descende voir la réalité des dégâts chez elle. J’étais toujours en pyjama, je lui demande d’attendre quelques instants que je m’habille, ce que je fais et je descends donc avec elle voir son appartement.

C’était un appartement de trois pièces qui avait dû être assez cossu dans l’entre-deux guerres mais qui transpirait la tristesse rance et l’enfermement. Les meubles avaient dû être beaux mais ils étaient aussi fatigués que la vieille dame. Elle me montre dans un coin un canapé étroit où elle dormait, ne pouvant plus dormir dans sa chambre de peur que le plafond lui tombe sur la tête. Elle me montre cette chambre : le plafond en était fissuré et comme découpé à la tronçonneuse sur tout le pourtour ! Les maçons avaient dû travailler au marteau-piqueur dans ma garçonnière  pour produire un tel résultat ! Et mon propriétaire ne donnait pas suite à ses lettres et l’envoyait promener quand elle l’appelait au téléphone. Elle voulait donc que j’intercède en sa faveur, pouvant témoigner de la réalité et de l’étendue des dégâts.

Je lui explique que je suis français et que je ne restais que quelques jours dans la garçonnière, devant partir deux jours plus tard à Craiova. Sur ces révélations : un Français et Craiova ! Elle me fait asseoir pour me raconter sa vie et ses malheurs : elle ne parlait pas français, mais son mari défunt depuis déjà longtemps et qui était avocat, avait fait des études à la Sorbonne et le parlait très bien. Depuis son décès, elle vivait seule avec une très modeste pension dans cet appartement où ils avaient pu se réfugier à l’époque communiste après avoir été chassés de leur ‘conac’ (un manoir) que possédait son mari dans la région de Craiova. Il était d’une famille ancienne et aisée, mais un matin à 6h les agents de la Sécuritate étaient venus frapper à leur porte pour leur dire que leur conac et toutes leurs terres environnantes, des prairies et des bois, étaient réquisitionnés par l’Etat et qu’ils avaient une heure pour faire leurs valises et déguerpir des lieux ! Situation dramatique et traumatisante on l’imagine. Heureusement, ils avaient pu garder cet appartement à Bucarest et s’y réfugier, avec le peu d’affaires et de souvenirs qu’ils avaient pu emporter mais cela avait miné petit à petit la santé de son mari et il en était mort. Depuis lors, elle survivait dans la misère, comme tant d’autres vieux de Bucarest.

Je lui ai donc promis d’intervenir et je l’ai fait. Je ne connaissais du propriétaire de ma garçonnière que son épouse avec qui une collègue m’avait mis en contact. C’était une brave femme et c’était par elle que je louais soit ce studio, soit un autre qu’ils possédaient dans un immeuble du Bd Magheru. Cette fois-là le propriétaire lui-même est venu me voir le lendemain.

C’était un Anglais dans la robuste soixantaine, solide et trapu, en tee-shirt et tatouage au bras, le crâne tondu ras, l’allure d’un vieux baroudeur mercenaire retraité de coups tordus…. Il me raconte qu’il avait été chauffeur de taxis à Londres. Il était installé depuis longtemps à Bucarest, avait épousé cette Roumaine, acheté plusieurs petits appartements qu’il restaurait et louait en meublés, y compris pour des périodes assez courtes, comme pour moi. Vu la décoration en photos assez scabreuses de cette garçonnière, je soupçonne qu’il la louait aussi à la journée, à la demi-journée voire à l’heure pour des usages bien différents de celui que j’en avais… Il m’a d’ailleurs offert un petit bouquin du genre roman de gare qu’il avait écrit, racontant en anglais ses aventures avec des femmes jeunes et pulpeuses qu’il prenait sous sa coupe comme domestiques et beaucoup plus sans doute, en dépit de son épouse qui n’en pouvait mais. En bref, un macho dominant, sulfureux et plus ou moins esclavagiste… Les travaux qu’il avait faits concernaient principalement la salle-de-bains où il avait installé une baignoire en forme de vasque triangulaire aux bords arrondis du plus bel effet. Il fallait monter deux marches pour y accéder. Ce décor théâtral comme celui de la pièce principale avec un lit à baldaquin prouvait assez que ce n’était pas là une garçonnière ordinaire…

Bref, je lui ai répété ce que j’avais dit au téléphone à sa femme et ce que j’avais vu chez la vieille dame du dessous, de l’étendue des sérieux dégâts provoqués dans son appartement par ces travaux et que la situation était tragique pour elle. Il m’a promis d’aller la voir et de faire quelque chose, ce dont j’ai été médiocrement convaincu vu la personnalité rugueuse – bien qu’avec moi fort courtoise – du bonhomme, qui parlait d’une voix douce et d’autant plus redoutable. Mais je partais le lendemain à Craiova et ne devais pas revenir là à mon retour, repartant pour la France en fin de mission. Je ne sais donc pas ce qu’il est advenu ensuite.

Ce fut une double rencontre mémorable, mettant à nu des réalités sociales très contrastées de la vie quotidienne de cette grande ville. Quel « expert » occidental de passage peut-il toucher de près de telles réalités quand il ne vit que dans de grands hôtels internationaux où il ne côtoie que ses semblables !?…

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Le clochard de Noël à Sibiu

 » Sibiu en Transylvanie est une belle ville dont je suis amoureux tout au moins de sa partie ancienneet où je suis souvent allé, soit dans le cadre de projets européens soit quelques fois pour ICEO, voire en touriste. Fondée par des colons saxons au 12e siècle, elle s’appelait autrefois Hermannstadt  et la vieille ville, à l’architecture très germanique, a été restaurée en 2007 lorsque Sibiu fut élue capitale européenne de la culture. Cela a été fait dans le respect du style originel, sans aucune fausse note d’immeuble-verrue moderne qui aurait été incongru dans l’harmonie d’un tel ensemble. Même s’il n’y reste que 5% de la population d’origine allemande, c’est parmi ce faible reliquat que les Roumains majoritaires ont élu et réélu comme maire pendant 14 ans (2000-2014) Klaus Iohannis qui est actuellement président de la Roumanie. J’étais logé pas loin de l’entrée de la vieille ville, dans les locaux du Centre de formation administrative où le directeur devenu mon ami, Mihai Baltador, avait aménagé de belles chambres pour ses stagiaires et professeurs visiteurs.

Amoureux de la ville donc, j’avais pris l’habitude, quelle que soit la saison, d’aller en faire le tour, le soir, entre 22 et 23 h. et parfois plus tard, lorsque les rues sont vides et que je pouvais ainsi jouir calmement du charme de cette tournée dans des rues et des places que je connais par coeur. J’y étais ainsi, un soir tardif de début janvier, alors qu’il faisait très froid, qu’il y avait de la neige crissant sous les pas et des plaques de verglas à certains endroits. Il était près de minuit ce soir-là lorsque, passant au retour par la « Piața Mare » (la Grand-Place), je distingue sur l’autre bord une silhouette couchée de tout son long sur un banc. Je m’approche, inquiet : c’était apparemment un clochard. De plus près, je constate qu’il n’était pas mort comme je le craignais, vu le froid ambiant. Au contraire il ronflait bruyamment et dormait profondément. Une bouteille vide gisait au pied du banc : il avait allumé son chauffage central !…

Je lui ai tapé sur l’épaule pour tenter de le réveiller et voir s’il avait besoin d’aide : sans effet aucun, sauf qu’il ronflait de plus belle. Il était serré dans un grand pardessus douteux dont une poche était béante. Comme on n’était pas loin de la Noël orthodoxe et ne sachant que faire d’autre, il m’est venu l’idée de lui laisser, à tout hasard, un petit cadeau : je lui ai glissé un billet de 20 lei dans la poche et je suis parti, quand même un peu inquiet sur son sort. Le lendemain il n’était plus là. S’il n’était pas mort de froid, trouvant ce billet tombé du ciel dans sa poche, il a dû croire au miracle et penser que Moș Crăciun, le Père Noël roumain, était passé le voir !  » Je crains qu’il n’ait profité du cadeau que pour s’acheter une autre bouteille.

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Le parcours balisé d’un dévot de Bacchus à Iaşi

Dans le cadre d’autres missions, je suis allé deux fois à Iaşi, cette belle ville capitale de la Moldavie roumaine. Les monuments publics y sont nombreux et spectaculaires, la vie culturelle et universitaire y est importante. J’y allais pour collaborer avec le modeste Centre de formation administrative alors dirigé par Mme Panseluta E… et installé dans des conditions assez sommaires au bout d’une longue galerie au dernier étage un tantinet vétuste de la préfecture.

Lors de mon premier séjour, en mars 2000, j’avais été accueilli par Mme E…, petite femme brune un peu timide et discrète et son adjoint M. C… un brave homme dans la soixantaine, grand, jovial et disert, pourvu d’un nez fort et fleuri. On m’avait donné une table de travail dans une salle donnant sur le hall d’entrée, meublé dans un coin d’une grande armoire en bois. J’avais remarqué que, plusieurs fois dans la matinée, M. C… sortait de son bureau et se dirigeait vers cette armoire qu’il ouvrait, y prenait une bouteille de vin déjà entamée et se servait discrètement un verre qu’il avalait d’un coup sec. Après quoi, rebouchant la bouteille et refermant l’armoire, il retournait d’un pas digne vers son bureau.

Revenant à Iaşi en décembre de la même année, j’ai eu à travailler, à la demande de Mme E…, avec un groupe de trois personnes qualifiées dans ce domaine pour les aider à définir une stratégie de développement touristique pour la ville et sa région.J’insistais sur la nécessité de définir une image originale, appuyée sur des particularités locales, culturelles et gastronomiques, permettant de se démarquer de la concurrence pour plus d’attractivité. Il y avait dans ce groupe un homme jeune et dynamique qui avait créé à titre privé, à l’opposé de la Piaţa Palat où se trouvait mon hôtel, un office du tourisme qui était à la fois centre d’information, lieu de conférences et restaurant de spécialités. Pour me démontrer par la pratique manducatoire et gustative qu’il mettait bien en valeur les spécialités culinaires et œnologiques locales, il m’invite à déjeuner pour le dimanche suivant.

Je prends donc congé pour aller me reposer à mon hôtel de ce marathon culinaire et digérer un peu en attendant le soir.

Je pensais avoir 3 heures devant moi pour reprendre mon souffle, mais, à 5h pile, le téléphone sonne : c’était M. C… qui venait me chercher et m’attendait en bas ! Je me rhabille et descends donc, encore bien lourd et pas très frais. M. C… me propose d’aller chez lui à pied pour me montrer en passant l’université, magnifique et quelques autres monuments de la ville. Je pense que c’était surtout parce qu’il n’avait pas de voiture. Il habitait assez loin, nous sortons du centre-ville, passons un pont sur la rivière et faisons bien deux kilomètres de marche à bon pas, moi suivant tant bien que mal avec mon estomac chargé.

On arrive enfin chez lui, il me présente son épouse, on me fait les honneurs de l’appartement qui était grand, assez cossu, desservi par un long couloir latéral et brillant de propreté puis, presque aussitôt, on passe à table ! La maîtresse de maison,  parfaite cuisinière, avait préparé un excellent repas où chaque plat était riche et succulent, le tout étant évidemment assorti de bons vins locaux. Devant son insistance et pour ne pas les vexer, voyant tout ce qu’ils avaient fait pour m’honorer à grands frais, il m’a fallu me resservir un peu à chaque plat, ce que j’aurais fait plus volontiers si mon estomac avait été plus disponible. Je savais déjà M. C… grand amateur de vin mais j’en ai eu confirmation chez lui.

Mais la fin du repas arrive enfin et j’étais près d’exploser, à la limite du malaise et tachant malgré tout de faire bonne figure. Je me voyais mal refaire deux kilomètres à pied pour rentrer à mon hôtel sans défaillir. Heureusement, leur fils, un garçon dans la trentaine, avait eu la bonne idée de passer leur dire un bref bonsoir. Il m’a proposé de me ramener à l’hôtel en voiture, ce que j’ai accepté avec soulagement ! Je n’ai pas eu trop de la nuit pour me remettre de la double épreuve de cette rude journée.

Je ne suis plus retourné à Iaşi et j’ignore ce qu’est devenu ce brave M. C… à qui je voudrais rendre hommage, sans oublier son épouse qui m’avait si bien reçu. Je suppose que, vu son âge d’alors et vingt ans plus tard, il dort désormais en paix au paradis de Bacchus.

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Mais on comprendra aussi qu’après de tels risques professionnels et tant d’autres de même nature, assumés aussi bien en Russie qu’en Géorgie (entre autres lieux) il me soit arrivé plus tard de souffrir de quelques crises de goutte.

La vie d’un consultant international, en plus d’être celle d’un artiste sans filet où aucune erreur ne pardonne, vous expose à bien des périls insoupçonnés du profane.

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[Le 24 avril 2020, 23 H00, P. C., Notre-Dame de la Rouvière] : Article intéressant, plein de nostalgie !