N° 116 Mathieu BOCK-CÔTÉ : «Pourquoi les Français ont tant pardonné à CHIRAC»

CHRONIQUE – Ces dernières années, l’ancien président était devenu le symbole d’une France qui n’était pas encore devenue étrangère à elle-même et qui ne se croyait pas appelée à se dissoudre dans la mondialisation.

Le Figaro Premium | Publié le 27/09/2019 à 17h45

C’est une très vive émotion qui s’est emparée de la France, jeudi, en apprenant la mort de Jacques CHIRAC. Depuis quelque temps déjà, il appartenait au club sélect des personnalités les plus appréciées des Français, une catégorie à laquelle il n’avait jamais accédé au cours de sa longue carrière politique. Si l’homme avait toujours su susciter une fidélité absolue chez un noyau de fidèles, il ne parvenait pas, sur le plan électoral, à sortir du périmètre étroit de la droite gaulliste.

Les militants du RPR le plébiscitaient et avaient développé une relation quasiment charnelle avec leur chef, mais on ne saurait en dire autant du grand nombre. Comment expliquer alors sa popularité des dernières années? Les Français ont-ils finalement compris quelque chose qui leur avait échappé? Ou Jacques CHIRAC est-il devenu au fil des ans le symbole d’autre chose que lui-même?

Il y avait chez CHIRAC une vitalité exceptionnelle. Le personnage était gouailleur et connaissait dans ses entrailles le pays réel. Il n’en avait pas qu’une représentation statistique ou technocratique. CHIRAC aimait la France et, plus encore, le peuple français. Il cultivait cette image, d’une exposition agricole à une autre. On le savait bon mangeur, capable d’avaler une blanquette de veau après l’autre, sans oublier le saucisson, les rillettes et les mille et une bières nécessaires pour accompagner cela. Dans une époque comme la nôtre, aussi aseptisée que ramollie, une telle énergie fait rêver. Jacques CHIRAC symbolisait une forme de virilité qui passerait probablement pour outrancière chez nos contemporains fragiles, à l’existence aussi hygiénique qu’ennuyeuse. Et jamais, au grand jamais, son porte-parole n’aurait eu la sotte idée de faire du kebab le repas quotidien du Français ordinaire. CHIRAC n’avait nul besoin de théoriser son enracinement: il était profondément enraciné, même si son jardin secret le poussait vers l’Orient.

CHIRAC était un chef. On ne saurait toutefois en faire un visionnaire. Ces quelques lignes d’André MAUROIS lui semblaient prédestinées: «Les hommes qui réussissent dans l’action sont presque toujours des réalistes. Certains d’entre eux peuvent paraître, au début de leur vie, doctrinaires. La doctrine aide à séduire les premiers disciples. Dès qu’ils sont aux affaires et bien en selle, ils font bon marché des systèmes.» C’est peut-être pour cela qu’il a souvent déçu ceux qui voyaient en lui le continuateur du gaullisme. Certes, il avait le style bonapartiste. Il savait parler à la tripe de la troupe. De l’appel de Cochin à la campagne contre la fracture sociale en 1995, sans oublier la conquête de l’UDR et de la mairie de Paris, il savait prendre la pose de l’insurgé. Il excellait dans ce rôle, en fait. C’était le CHIRAC tel que magnifié par Denis TILLINAC! Il savait emprunter le discours nécessaire à ses intérêts et avait même le génie d’y croire, sans cynisme, tant qu’il lui était nécessaire. Il savait aussi s’en décharger rapidement. Au pouvoir, il régnera plutôt paisiblement. La conquête du pouvoir le passionnait davantage que son exercice.

On l’avait associé dans ses jeunes années à une forme de «nationalisme» autoritaire et populaire, au temps des belles années du RPR. C’était «facho CHIRAC»! Rien n’était plus loin de la vérité. À travers l’histoire de CHIRAC, on peut aussi raconter celle de la lente désubstantialisation du gaullisme. Sauf lorsqu’il s’agissait de politique étrangère. Ami du Québec, il n’avait pas hésité à soutenir l’idéal du Québec libre – annonçant même en 1995 que la France reconnaîtrait les résultats d’un référendum gagnant sur l’indépendance – et s’était engagé à favoriser la reconnaissance internationale du nouvel État. Mais c’est en 2003, évidemment, au moment de l’invasion américaine de l’Irak, qu’il se montrera indéniablement fidèle à la grandeur de la France. Attentif à l’histoire longue des civilisations, CHIRAC savait les dangers de toute forme d’impérialisme démocratique. À ce moment précis, CHIRAC portera de manière exemplaire l’étendard du gaullisme, qui n’est peut-être rien d’autre que la politique naturelle de la France.

On comprend mieux alors la nostalgie de ces dernières années. CHIRAC était devenu le symbole de la France d’hier, ou plus exactement d’une France qui n’était pas encore devenue étrangère à elle-même et qui ne se croyait pas appelée à se dissoudre dans la mondialisation. Au-delà de son bilan politique, on en était venu à voir à travers lui une civilisation, un héritage, dont la répudiation aura été criminelle. Il était devenu le symbole d’une compréhensible mélancolie française. À travers lui, la France se reconnaissait dans ses profondeurs, ses odeurs et ses saveurs.

À travers lui, la France osait penser sans trop se l’avouer que, tout simplement, à certains égards, c’était peut-être mieux avant.

Mathieu BOCK-CÔTÉ

[Le 28 septembre 2019, 19 H15, J-C. M., Chateaubriand : Merci CHIRAC, malgré tout !