N° 136 Les « élites » françaises ont la folie de l’oublier.

« La pensée n’est pas étrangère à la langue qui la porte. La langue n’est pas un simple véhicule de la pensée ; elle en est le tuteur voire le terreau ! »

En moins de quarante ans le français a presque totalement disparu des publications scientifiques. De plus en plus d’Établissements d’enseignement supérieur français délivrent l’essentiel de leurs cours en anglais. Les titres des séries et des films américains sont de moins en moins traduits. De plus en plus d’entreprises imposent le tout anglais dans leurs documents et leurs réunions de travail. Les notices techniques ne sont pas ou sont mal traduites. La publicité instille massivement des expressions américaines. Enfin cerise sur le gâteau, les émissions de télé-réalité prévues pour les adolescents font massivement la promotion d’un français approximatif couplé à un anglais tout aussi approximatif.

Certes aujourd’hui la langue française n’est pas en danger de mort, ni en France ni dans le monde, mais tout se met en place pour que les francophones deviennent rapidement des « handicapés linguistiques », incapables de penser et de dire la complexité du monde dans la langue qu’ils ont reçue en héritage, ou qu’ils ont apprise.

Pour Laurent LAFFORGUE, médaille Fields en 2002, il est raisonnable de penser que l’excellence des mathématiciens français est due, en sus de raisons historiques, à un environnement linguistique d’une grande richesse lexicale et grammaticale, que seule une langue de longue tradition scientifique peut offrir.

Comme l’écrit le mathématicien dans :  Les mathématiques sont-elles une langue ?

« Quand une chose n’est pas nommée [ou mal nommée], elle reste insaisissable, invisible, impossible à penser. Pour commencer à l’appréhender, les mathématiciens dans leurs longues quêtes n’ont d’abord d’autre ressource que d’employer des périphrases, et il peut arriver que de telles périphrases représentent des centaines de pages de texte.

Au contraire, quand après de lentes décantations qui, dans l’histoire, prennent parfois des siècles, des mots apparaissent qui permettent de saisir les choses dans leur être, il arrive que certains résultats qui avaient d’abord demandé des livres entiers pour être énoncés et expliqués s’expriment enfin en quelques lignes d’une clarté aveuglante. »

 La prolifération des anglicismes, due au snobisme des «décideurs» et d’une partie des médias, distend les liens qui unissent nos compatriotes et la langue française, s’alarme l’académicien Jean-Marie ROUART.

Cela fait longtemps que beaucoup d’écrivains et de défenseurs du français crient dans le désert pour alerter l’opinion et les pouvoirs publics: la langue française est rongée par un cancer. Un cancer insidieux qui distille peu à peu ses métastases dans son corps sous le fallacieux couvert de la modernité. Et ce n’est pas d’hier qu’il a commencé à se propager provoquant déjà l’indignation d’Étiemble, professeur à la Sorbonne, qui dans son pamphlet Parlons-nous franglais? avait, en 1972, stigmatisé les débuts de cette colonisation linguistique galopante. «Tout le monde est coupable, soulignait-il dans sa déploration, la presse et les Marie-Chantal, la radio et l’armée, le gouvernement et la publicité, la grande politique et les intérêts les plus vils.»

Cioran avait de son côté poussé un cri de détresse qui révélait à quel point les écrivains francophones montrent plus d’attachement à notre langue que les Français eux-mêmes, corrompus par le démon de la mode: «Aujourd’hui que cette langue est en plein déclin, ce qui m’attriste le plus, c’est de constater que les Français n’ont pas l’air d’en souffrir. Et c’est moi, rebut des Balkans, qui me désole de la voir sombrer. Eh bien, je coulerai, inconsolable, avec elle!»

La loi TOUBON, dont on vient de fêter les vingt-cinq ans, si critiquée, si peu appliquée par les tribunaux qui ont de la loi une conception à géométrie variable, a eu au moins le mérite de manifester qu’un responsable politique avait enfin conscience du danger mortel qui nous menaçait. Les ricanements qu’elle a provoqués montrent à quel point la classe politique, en refusant de veiller à son application, se montre peu soucieuse de ses responsabilités élémentaires vis-à-vis de notre patrimoine linguistique. On classe les monuments historiques, on préserve les réserves naturelles, on se soucie de l’environnement, et étrangement on accepte ce suicide irréversible qui, à terme, aboutira à faire de la langue française une langue morte: oui, une langue morte, dans ce sens que seuls les lettrés qui l’étudieront, ou qui la parleront entre eux dans des cénacles choisis, pourront apprécier dans les anciens textes sa beauté et ses subtilités, tandis que tout un chacun s’exprimera dans un idiome abâtardi, dégénéré, sorte de globish informe d’où surnageront quelques malheureux mots et expressions d’une langue dont on pouvait s’enorgueillir avec raison.

Écoutons les conversations autour de nous: elles sont infestées de ces mots et de ces tournures barbares aussi nocives et increvables que la prolifération des algues vertes. Lisons les journaux: dans un magazine français, Women Sports, dix- sept des titres d’articles empruntent à l’anglais, à commencer par «Les tops tweet de la rédaction» jusqu’aux «Top 5 de running en France».

Nous sommes entrés dans l’ère de l’abdication culturelle contre laquelle les Québécois, plus menacés que nous, ont réagi avec force et efficacité

Croit-on que c’est par hasard qu’au XVIIIe siècle toute l’Europe cultivée parlait le français, qui fut pendant des siècles la langue diplomatique par excellence? D’où vient que paradoxalement le Français cocardier, fier de son appartenance nationale, qui le manifeste si haut dans ses enthousiasmes sportifs, qui applaudit ses équipes gagnantes, accepte sans réagir cette lente dégringolade dans le sous-développement culturel? N’est-ce donc rien de parler et d’écrire une langue que Racine, Voltaire, Chateaubriand, Hugo, ont portée à sa perfection, que le monde admire et nous envie? Mais ce discours, qui le tient encore?

Nous sommes entrés dans l’ère de l’abdication culturelle contre laquelle les Québécois, plus menacés que nous, ont réagi avec force et efficacité. Que ne les prenons-nous en exemple! C’est pitié de voir que c’est peut-être eux qui sauveront notre langue en devenant une sorte d’Arche de Noé qui préservera les vocables et les expressions dont nous nous serons laissé déposséder. Écoutez les radios grecques, italiennes ou espagnoles, elles diffusent des chansons grecques, italiennes ou espagnoles, mais écoutez la radio française et vous serez édifiés. Certes nous avons gagné à la colonisation romaine car les Gaulois en dépit de leur haute civilisation n’avaient pas de langue écrite à lui opposer.

Le sabir qu’on nous concocte, sous l’œil indifférent, voire complice, de nos dirigeants, reçoit le concours actif de nos entreprises d’État: le «Ouigo» de la SNCF, dernier legs culturel de Guillaume PEPY ; Air France qui ne craint pas d’appeler son site «eSky» et qui tient le pompon dans ce domaine avec sa classe «économy», son programme «flying blue», ses «business class», ses «sky team». Cette novlangue s’enrichit chaque jour d’un nouveau fleuron linguistique. C’est au tour des aéroports en sursis de privatisation d’être menacés: après Lyon qui a échappé de justesse, grâce à son préfet, à un «Lyon Airport», c’est l’aéroport Metz-Nancy qui vient de s’affubler d’un «Lorraine Airport», une décision du conseil régional dans une frénétique course à l’originalité. Il lui reste encore à rebaptiser Jeanne d’Arc «Joan of Arc». La justice saisie a débouté les courageux protestataires de l’association Francophonie Avenir, dirigée par Régis RAVAT. Mais c’est maintenant dans toute la France que cette contagion risque de se répandre. Et pourquoi cette lente éradication de notre langue ne se poursuivrait-elle pas puisque personne n’y met le holà?

Avec cette langue dont nous perdons la maîtrise, ce sont aussi les idées qu’elle véhiculait qui vont se dissiper et perdre de leur influence.

En croyant se désenclaver de leur provincialisme, les conseils régionaux ne voient-ils pas qu’ils ne font que s’enfermer dans un espace plus étroit: le conformisme, l’esclavage de la mode. Camus disait «abîmer la langue française, c’est ajouter du malheur au monde». Un auteur qu’il faudra bientôt, au train où vont les choses, traduire en franglais. Ces conseils régionaux mériteraient d’obtenir «le prix de la carpette anglaise», prix «d’indignité civique» décerné chaque année par une académie présidée par Philippe de SAINT ROBERT à un membre des élites françaises qui s’est distingué par «son acharnement à promouvoir la domination de l’anglais en France au détriment de notre langue». Quel dommage qu’il n’existe plus un Molière pour mettre en pièces les Trissotin qui détériorent un patrimoine linguistique qui ne leur appartient pas. Ces monstres langagiers iront rejoindre la «Loire Valley», et ses autres congénères dégénérés au musée des horreurs de notre langue.

L’abomination, c’est que les malheureux qui ne se résignent pas à voir notre langue atteindre un niveau de corruption inégalé et sans retours sont condamnés à être regardés comme des barbons scrogneugneu allergiques à l’air du temps. C’est pourtant la beauté qu’on assassine au grand jour. Car ne nous y trompons pas: avec cette langue dont nous perdons la maîtrise, ce sont aussi les idées qu’elle véhiculait qui vont se dissiper et perdre de leur influence. C’est tout l’apport de ce qu’il faut bien appeler, certes un peu gravement, l’âme française, ce message si original d’esthétique et d’éthique, façonné par les siècles qui est appelé à disparaître. Que dirait le général de Gaulle de cette déchéance, lui qui proclamait «si j’ai pu sauver la France à une heure grave de son histoire, c’est grâce au tronçon d’un glaive et à la pensée – je dis bien la pensée – française».

Cette pensée, dont le Français léger n’a pas toujours conscience, mais que les peuples étrangers eux nous reconnaissent, qu’en subsistera-t-il quand elle sera passée au laminoir du franglais? Rien.

Nous nous réveillerons un jour avec un goût amer: nous aurons seulement cessé d’exister dans ce qui faisait notre être original, notre vérité, sans même nous en être aperçus.

[Le 12 novembre 2019, 9 H45, J-M R..,  Alet-Les-Bains :  Je voudrais aussi rappeler que tous nos communicants, médiatiques ou politiques, s’appliquent avec la même obstination à ne plus jamais employer le présent du subjonctif, pourtant le peu qu’il reste de ce mode de conjugaison autrefois si riche et porteur de si belles nuances de la pensée.

Quant à la domination de l’anglais, parlant ce matin avec le directeur de l’école primaire de ma commune à qui je voulais proposer un échange de correspondance orale en français entre ses élèves et ceux d’une école de Roumanie, déjà francophones et voulant progresser dans notre langue,  il m’a dit que, malgré son intérêt pour la chose, il se trouverait sans doute coincé par son inspecteur qui lui reprocherait trop de dispersion, l’anglais étant déjà obligatoire dans l’enseignement primaire.

[Le 11 novembre 2019, 14 H35, J-C G.., Montpellier] : Pour les falaises de glace, l’effondrement massif provient après une longue exposition au soleil, pour les langues le basculement brutal que l’on peut parfois constater arrive après une longue et parfois insidieuse imprégnation linguistique, culturelle et économique.