N° 229 « Une arme braquée sur nos tempes: l’émotivité se substitue au raisonnement»

Le ressenti de chacun se présente désormais comme la vérité qui était jusqu’alors le but exigeant du raisonnement. Tribune de Jean-Michel DELACOMPTÉE, publié dans Le Figaro, le 14 juin 2020

L’affaire TRAORÉ exacerbe l’esprit de confusion qui mine la démocratie et qui risque, à terme, de briser la paix civile. Abondamment commentée, preuve de la gravité du malaise qu’elle suscite et à la fois révèle, cette affaire pointe les traits les plus inquiétants du débat public, qui se signale justement par la difficulté de débattre, faute, chez beaucoup, d’une réflexion un tant soit peu élaborée et d’une parole maîtrisée.

L’influence virale des réseaux sociaux paraît, là comme ailleurs, évidemment centrale, mais l’habituelle médiocrité des messages qui s’y propagent traduit un mal qui les dépasse. C’est le corps social dans son ensemble qui se trouve impliqué dans cette médiocrité affligeante.

Telle est la leçon délivrée par l’affaire TRAORÉ après bien d’autres: portée par les réseaux sociaux et le grain de sel moralisateur de people impudents, elle valorise les jugements à l’emporte-pièce sous l’empire desquels nous sommes condamnés à vivre. Ce phénomène s’apparente à une arme constamment braquée sur nos tempes. Le phénomène est facile à décrire: absence de recul, primat du viscéral, ignorance des contextes, tranchant du lapidaire, flux incessant de réactions basiques, jouissance d’accuser, de dénoncer, de haïr.

La faculté de discernement propre à l’exercice de la raison s’évanouit devant les spasmes de colères collectives toutes importées d’outre-Atlantique, et artificielles à ce titre, car détachées de nos réalités locales. Mais l’indignation naguère exaltée par Stéphane HESSEL trouve dans ce discernement anémié un terrain d’autant plus fertile qu’elle peut s’appliquer à n’importe quelle cause.

Il n’existe pas de hautes figures pour ces justiciers épris d’égalité, seulement des coupables.

Le respect des minorités, qui caractérise la démocratie et qui l’honore, se transforme en ce culte aveugle rendu au discours victimaire par une jeunesse dépourvue de modèles dignes d’être admirés. Il n’existe pas de hautes figures pour ces justiciers épris d’égalité, seulement des coupables. Coupables qui, on le sait bien, sont essentiellement les mâles à peau blanche, hétérosexuels, d’un certain âge (celui des parents), riches ou pauvres peu importe, que les minorités souffrantes rêvent de dépouiller de leurs supposés privilèges au nom d’une fraternité universelle censée abolir toutes les différences, toutes les distinctions, hormis celles qui confèrent aux victimes autoproclamées et auto célébrées un certain type d’avantages appelés «progrès», traduits en discrimination positive et en droits sans devoirs.

Ces luttes régies par une susceptibilité à cran, où le narcissisme se jette dans le mimétisme comme un fleuve dans la mer, servent les désirs d’enfants non pas gâtés, raccourci condescendant, mais bénéficiaires d’une liberté, d’un confort matériel relatif mais indubitable, et, pour tout dire, d’un maternage d’État, qu’elles doivent aux efforts fournis par les générations précédentes.

N’ayant jamais subi d’épreuves réellement tragiques, les jeunes générations, du moins une partie d’entre elles, se lancent dans des révoltes qui procèdent du méli-mélo sentimental dont KUNDERA observe, avec son acuité fondée sur une expérience historique intense, combien les résultats peuvent s’avérer politiquement terribles.

Dans l’introduction qu’il a écrite pour sa pièce Jacques et son maître, hommage à Denis DIDEROT en trois actes, il note ceci: «La sensibilité est indispensable à l’homme, mais elle devient redoutable dès le moment où elle se considère comme une valeur, comme un critère de la vérité, comme la justification d’un comportement.» Et quelques lignes plus bas, il ajoute: «La sensibilité qui remplace la pensée rationnelle devient le fondement même du non-entendement et de l’intolérance

Le débat démocratique et la rigueur des lois font face à une fluidité des affects génératrice d’opinions radicales contre lesquelles aucune logique, aucun fait, aucune preuve ne tiennent

Dans le culte des minorités, toujours présentées sous un angle soit ethnique, soit sexuel, ou les deux à la fois, la pensée – pour autant que ce terme convienne ici – devient systématiquement binaire: on est antiraciste ou raciste, féministe ou antiféministe, homophile ou homophobe, LGBTphile ou LGBTphobe, pro-PMA ou anti-PMA, etc., liste non exhaustive qui ne cesse de s’allonger. Le langage porte la marque de ce délire manichéen, comme un puits sans fond. Là où règne «l’anti», jamais d’entre-deux, aucune nuance. Tout fait bloc, ouvrant en grand les portes à la virulence des revendications communautaires.

Circonscrit au plan sociétal, le culte des minorités ethniques et sexuelles ne construit rien. Confiant dans le succès qu’il tirera de purs rapports de force, c’est un négativisme conçu comme seul moyen de combat. L’esprit de confusion dont il se nourrit a pour privilège qu’en empêchant de penser, il interdit de débattre. Les ultras de ces causes ne les défendent pas, ils les figent en un martellement continu.

Procureurs pavloviens, ils bâillonnent les récalcitrants par des flots d’injures. Férus d’agit-prop, ils squattent non seulement les réseaux sociaux, mais de nombreux partis, des médias télévisuels, les rues, les cervelles naïves malgré la générosité de leurs élans. Forts du simplisme de leurs convictions, ils poussent même les autorités publiques à courber la nuque. Ainsi de Christophe CASTANER, ministre de l’Intérieur, pour qui, dans certaines circonstances, les infractions causées par l’émotion dépassent les règles juridiques. Autrement dit, les raisons du cœur l’emportent à l’occasion sur l’État de droit.

On voit ici combien un renversement s’opère, où le débat démocratique et la rigueur des lois font face à une fluidité des affects génératrice d’opinions radicales contre lesquelles aucune logique, aucun fait, aucune preuve ne tiennent.

Il ne s’agit plus d’œuvrer au bien commun, mais, au prix de l’explosion d’un «vivre-ensemble» déjà passablement écorné, d’imposer son intérêt de groupe sans la moindre considération des arguments susceptibles d’en limiter la portée.

Dès lors, la politique en tant que confrontation raisonnée des idées et des choix partisans au service de valeurs partagées demeure sans effet: elle n’a plus voix au chapitre.

[Le 16 juin 2020, 15 H35, P. R., Clisson] : La paix civile, quel qu’en soit le prix ? On connait  la suite !