N° 272 Pour mieux imposer ses idées : retirer la parole aux autres.

À travers les réseaux sociaux, certains groupes ultra-minoritaires arrivent à saper cyniquement le fonctionnement de la démocratie.

Les gens qui gardent le courage de défendre la liberté d’expression le paye parfois aujourd’hui très très cher..

RISS, éditorialiste de Charlie Hebdo a dénoncé ces agissements :

« Hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Église, à l’État. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école. (…) Aujourd’hui, le politiquement correct nous impose des orthographes genrées, nous déconseille d’employer des mots supposés dérangeants. »

Le mathématicien et essayiste Nassim Nicholas TALEB a théorisé cette situation en expliquant que dans un système complexe, la minorité la plus intransigeante fini par imposer ses vues, aussi folles soient elles, la majorité étant souvent plus tolérante et plus flexible.

Cette tolérance est souvent due à un mélange d’ignorance, de paresse intellectuelle et de lâcheté.

« Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe » (Alexis de TOCQUEVILLE).

Les maîtres à penser des groupes minoritaires, comme les dictateurs de gauche ou de droite, savent que les conceptions simples, voire simplistes, sont celles qui pénètrent le plus facilement l’esprit des peuples tenus dans l’inculture.

L’Université n’est malheureusement pas épargnée.

La façon la plus simple pour imposer ses idées : retirer la parole aux autres.

TRIBUNE – Les militants «intersectionnels» sont de plus en plus influents dans l’enseignement supérieur. Or ils prétendent s’affranchir des critères de scientificité, explique Wiktor STOCZKOWSKI, chercheur au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Par Wiktor STOCZKOWSKI.

Le Figaro, le 26 janvier 2021

Dernier ouvrage paru de Wiktor STOCZKOWSKI: «La Science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut» (Gallimard, 2019).

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Les institutions académiques deviennent périodiquement le terrain d’offensives idéologiques qui cherchent à promouvoir des orthodoxies nouvelles, tout en s’efforçant d’intimider ou de faire taire ceux qui n’y adhèrent pas.

Dans les régimes autoritaires, ces offensives sont souvent impulsées par des pouvoirs politiques. Dans les pays démocratiques, au contraire, elles sont ordinairement le fait de minorités actives à l’intérieur du corps professoral et du milieu estudiantin. Avec plusieurs années de décalage par rapport aux pays anglo-saxons, nous assistons en France à l’une de ces offensives: des colloques sont perturbés, des conférences interrompues ou annulées, des cours boycottés, des enseignants harcelés et accusés de ne pas céder à une doxa qui se veut obligatoire.

Menées souvent au nom de la liberté d’expression, ces attaques portent atteinte à la liberté académique. Dans cette situation, il est important de rappeler les différences substantielles entre la liberté d’expression et la liberté académique, trop souvent confondues, jusque dans le code de l’éducation.

Par liberté d’expression, on entend habituellement le droit à la libre communication des idées et des opinions. Cette liberté connaît cependant plusieurs restrictions imposées en France par la loi (l’interdiction de l’incitation à la haine raciale, ethnique ou religieuse, la proscription des propos discriminatoires en raison d’orientations sexuelles ou d’un handicap, la prohibition des injures et des diffamations). Malgré ces limitations juridiques, le périmètre de la liberté d’expression reste si ample qu’elle autorise la circulation d’une très grande variété d’idées, sans égard à leur valeur de vérité.

Alors que la liberté d’expression demeure l’un des fondements du débat démocratique, la liberté académique est l’un des fondements de l’exercice professionnel de la recherche et de l’enseignement supérieur.

La liberté académique accorde aux chercheurs et aux enseignants le droit d’examiner et de diffuser un large spectre d’idées, y compris celles qui peuvent heurter l’opinion commune ou offenser les convictions d’un groupe social. Cela ne veut pas dire que ces professionnels du savoir bénéficient d’une licence plus grande que les autres citoyens. Soumis à l’ensemble des restrictions auxquelles la loi subordonne la parole publique, les discours académiques sont tenus de s’assujettir à des contraintes supplémentaires. La principale de ces contraintes est l’obligation de soumettre les énoncés académiques à une validation rigoureuse.

Les critères de la validation peuvent certes varier d’une discipline à l’autre ou d’une école théorique à l’autre. On s’accorde cependant à reconnaître que les savoirs académiques doivent passer avec succès l’épreuve de faits, attestant qu’ils correspondent à un nombre considérable de données dûment établies, sans être contredits par d’autres faits connus ; seules quelques disciplines singulières – par exemple les mathématiques ou la philosophie – possèdent des critères d’évaluation autonomes, basés sur la cohérence interne des constructions conceptuelles qu’elles proposent.

À côté de ces contraintes, la liberté académique comporte le droit de proposer des idées dissidentes, indispensables pour l’avancement des connaissances, à condition toutefois que ces idées soient empiriquement étayées et logiquement irréprochables. L’ethos universitaire valorise si fortement les conceptions dissidentes que les chercheurs aspirent parfois à accomplir une révolution théorique et à opérer un changement de paradigme.

C’est à la légitimité de cette aspiration que font appel les groupes militants, pour prétendre que leurs idéologies constituent des innovations intellectuelles promises à se substituer aux savoirs acquis. À défaut de vouloir soumettre leurs idées à l’évaluation épistémologique, les militants revendiquent pour eux la liberté d’expression, sans reconnaître que celle-ci ne suffit pas dans l’enceinte académique, plus pointilleuse que la sphère publique dans l’évaluation des idées qu’elle consent à accueillir.

Quelle que soit la source où l’universitaire puise sa motivation, les conclusions qu’il tire de ses travaux doivent être soumises aux impératifs de la validation. Faute de s’y plier, l’universitaire abandonne le droit de jouir de la liberté académique

Un autre argument dont les groupes militants se prévalent est leur engagement en faveur du progrès, de l’émancipation, de l’égalité et de la justice. Nombre d’universitaires adhérent à une telle conception de l’engagement, confiants que leurs recherches et leurs enseignements puissent contribuer à remédier aux imperfections de la société. Cette ambition est à l’origine de certains programmes de recherche légitimes, particulièrement dans le domaine des sciences sociales. Pourtant, la distinction entre les idées qui prolifèrent dans l’espace public et celles qui font la spécificité des institutions académiques ne réside pas dans la noblesse de la conviction intime de ceux qui les professent, mais dans la rigueur des procédures de validation auxquels elles sont assujetties.

Quelle que soit la source où l’universitaire puise sa motivation, les conclusions qu’il tire de ses travaux doivent être soumises aux impératifs de la validation. Faute de s’y plier, l’universitaire abandonne le droit de jouir de la liberté spécifique que son statut lui garantit exclusivement dans le cadre de l’exercice professionnel des activités conformes aux servitudes de l’ethos académique.

Les perturbations que connaissent actuellement les institutions académiques en France sont des symptômes d’une offensive idéologique menée par un front de militants intersectionnels dont les actions, bien qu’hétéroclites, relèvent d’une doctrine commune.

L’objectif général est clairement formulé par ses principaux idéologues: après avoir remplacé l’idée de la lutte du prolétariat par l’idée de la lutte des minorités (ethniques, raciales, sexuelles, religieuses) prétendument opprimées, il s’agit d’inverser les rapports de domination dans la société française, afin de lui imposer une «nouvelle hégémonie culturelle, idéologique et morale».

Les universitaires, en leur qualité de citoyens bénéficiant de la liberté d’expression, peuvent contester ou soutenir ces projets dans l’arène publique, avec les moyens classiques de l’action politique. Mais s’ils souhaitent demeurer dans l’arène académique, leur rôle en tant que professionnels du savoir consiste à évaluer les idées de ces groupes en accord avec les critères du jugement épistémologique: examiner la solidité des fondations empiriques de ces idées et analyser leur cohérence logique.

Pourtant, le débat rationnel et démocratique risque de tourner court lorsqu’il est engagé avec des militants si imbus de leurs certitudes qu’ils récusent les faits, la logique et la démocratie, préférant recourir à l’injure, à la diffamation, au boycott et à la censure. Le fait que ces attaques soient menées sous les étendards de la justice sociale et de l’émancipation des dominés produit un effet intimidant sur les responsables des institutions académiques, parfois plus empressés à se désolidariser d’un enseignant ou d’un chercheur mis en cause qu’à condamner les militants «progressistes» qui veulent le réduire au silence.

Face à ces dérives, il est urgent de rappeler l’importance cruciale de la liberté académique pour la production collective de ce bien exceptionnel et précieux que sont les savoirs savants.

En foulant aux pieds la liberté académique, on compromet gravement la cause des savoirs authentiques, sans faire avancer d’un iota la cause de la justice sociale et de l’émancipation.

À lire aussi :

Quatrième de couverture : C’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, transformer notre vocabulaire et menacer nos échanges. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, menace, et censure parce qu’il se dit « offensé ».

Souvent, le procès est mené en criant à l’« appropriation culturelle », ce nouveau blasphème. Au Canada, des étudiants réclament la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier » la culture indienne.

Aux États-Unis, la chasse aux sorcières traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes.

Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des « micro-agressions ». Au point d’exiger des safe space, où l’on apprend à fuir le débat et l’altérité.

La parole même est confisquée, selon l’origine géographique ou sociale, le genre ou la couleur de peau. Une intimidation qui va jusqu’à la menace physique et au renvoi de professeurs. La France croyait résister à cette injonction, mais là aussi, des groupes tentent d’interdire des expositions ou des pièces de théâtre… souvent antiracistes ! La police de la culture vire à la police de la pensée. Ce livre propose une voie authentiquement féministe et antiraciste, universaliste, qui permet de distinguer le pillage de l’hommage, tout en continuant à penser et se parler.

Lire : GÉNÉRATION OFFENSÉE De la police de la culture à la police de la pensée Caroline FOUREST

[Le 28 janvier 2021, 00 H15, J-M. B., Alet-Les-Bains] : Et quand c’est Omar SY qui doit jouer Arsène LUPIN, là il n’y a pas appropriation culturelle choquante ni aucune minorité sourcilleuse pour s’en indigner ! Curieux tout de même. Il est vrai que, là, c’est la majorité bien tolérante qui démontre sa passivité.

[Le 26 janvier 2021, 15 H15, J-M. B., Tarbes] : Pleinement d’accord! C’est Jean-Pierre CHEVÈNEMENT qui lors du congrès de Metz  (1979) a fait [ le premier] une longue analyse sur les libéraux libertaires qui commençaient à nous polluer les têtes, forcément déjà influencés par l’esprit anglo-saxon ; leur courant représenté par Libé / Serge JULY a fini dans les bras de MACRON après avoir appelé à voter BALLADUR; son collègue du Monde de la même époque a suivi la même trajectoire ! j’ai nommé Jean-Marie COLOMBANI…Ce qui permet à LCI de temps en temps d’organiser des faux débats sur des sujets politiques ou sociétaux : COLOMBANI/JULY; autre version GOUPIL/FERRY; c’est mon quart d’heure de grogne !

[Le 26 janvier 2021, 14 H30, G. S., Narbonne] : Les minorités savent se faire entendre, et sont souvent écoutées avec une certaine complaisance.

Pour en finir avec le mythe de la dictature des minorités en Amérique

[Le 26 janvier 2021, 14 H10, E. B., Uzès] : Pauvre Université !