La chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989 a pris tout le monde au dépourvu. À commencer par les Berlinois qui parvenaient à peine à croire à la disparition de cette sinistre barrière qui avait divisé depuis 1961 leur pays, leurs familles, leur destins. Mais aussi les politiques ouest-allemands. Le Chancelier KOHL se trouvait alors en visite officielle en Pologne et, partageant avec Lech WALESA ses réflexions sur les perspectives de l’unification allemande, il notait mélancoliquement qu’il ne s’y attendait pas de son vivant.
Quant aux alliés occidentaux, à commencer par les Français et les Britanniques jusqu’aux Américains, ils étaient aussi stupéfaits par les images de l’effondrement de ce symbole que partagés entre les craintes d’une réaction violente de Moscou avec le retour de la politique soviétique à sa version la plus dure des années de guerre froide (avec ou sans GORBATCHEV à la tête de l’État) et les nouvelles incertitudes qu’allait provoquer, pour leur statut de puissances victorieuses et occupantes la perspective inattendue de l’unification allemande.
Mais même le leader soviétique Mikhaïl GORBATCHEV par qui ce bouleversement historique est arrivé n’était pas mieux préparé à voir la chute du Mur qui ajoutait un souci de plus à la liste déjà surchargée des réformes qu’il devait affronter. Son accueil triomphal en RFA en juin 1989, il l’avait interprété comme l’approbation enthousiaste de sa politique de Perestroïka et de Glasnost.
Or, lors d’une réunion avec ses conseillers tard dans la soirée, il a dû entendre une vérité dérangeante: « Mikhaïl Sergueïevitch [GORBATCHEV], sachez que pour les allemands vous êtes avant tout porteur de la promesse de l’unification de leur nation. » Visiblement embarrassé GORBATCHEV a rétorqué impulsivement : « Mais ils doivent être conscients que pour le moment c’est impossible !».
Pourtant déjà en septembre, accueillant au Kremlin Willy BRANDT qui lui a demandé si, à son avis, les Allemands pourront un jour vivre sous le même toit, GORBATCHEV était moins catégorique, choisissant de se cacher derrière une pirouette : « Le Mur n’a pas toujours existé, donc rien ne dit qu’il sera éternel. Laissons la réponse à l’Histoire ».
Il ne savait pas encore que l’Histoire l’attendait derrière la porte.
Mais il n’était pas lui-même prêt à attendre. Ayant accepté non sans hésitation l’invitation de venir à Berlin en octobre pour la célébration du 40ème anniversaire de la RDA il n’a pas hésité à adresser aux membres du Bureau politique du Parti en présence de son chef Erich HONECKER un avertissement: « Celui qui arrive en retard au rendez-vous avec l’histoire est souvent puni par elle».
Lui-même n’a pas perdu de temps pour miner les fondations du Mur. En décembre 1988 dans son discours magistral à la tribune des Nations Unies, GORBATCHEV a enterré publiquement la « doctrine Brejnev » en déclarant que l’Union Soviétique ne recourrait plus à la force pour s’immiscer dans les affaires intérieures des autres pays « sans distinction de leurs systèmes politiques». Point donc de danger de répétition de Budapest 56 ou de Prague 68.
À HONECKER lui-même GORBATCHEV déclarait en tête-à-tête qu’ en cas de problèmes intérieurs les dirigeants de la RDA ne devront plus compter, comme en 1953, sur les troupes soviétiques : « Elles ne sortiront pas de leurs casernes ».
Comme preuve de son sérieux, dans le même discours à l’ONU il a annoncé le retrait de l’Europe de l’Est d’un demi- million de soldats soviétiques avec leurs armes, laissant les régimes communistes de ces pays face à leur population. Ce retrait unilatéral sans aucune contrepartie de la part de l’OTAN a été suivi quelques mois plus tard par le départ des troupes soviétiques de l’Afghanistan.
Pour montrer l’exemple aux réformateurs dans les pays du bloc soviétique, GORBATCHEV a organisé au printemps 1989 les premières élections multipartites en URSS depuis la prise du pouvoir par les bolcheviques et a fait adopter par le nouveau parlement une déclaration dénonçant l’usage de la force par sa propre armée lors des manifestations populaires a Tbilissi en Géorgie qui avaient provoqué des morts parmi les manifestants. Il n’a pas envoyé le Spetznaz pour briser la « chaîne humaine » formée sur des centaines de kilomètres par des milliers d’habitants des républiques baltes pour marquer l’anniversaire de la signature en 1939 du Pacte Molotov-Ribbentrop et demander sa condamnation officielle.
Dans les pays du Pacte de Varsovie, la réaction à ces signes venant de Moscou ne s’est pas fait attendre. Suite au feu vert donné par GORBATCHEV à JARUZELSKI en Pologne ont eu lieu les élections parlementaires libres qui, parachevant le processus de la « table ronde », ont porté au gouvernement les partis de l’opposition anticommuniste. Les Hongrois à leur tour s’étaient précipités dans la brèche ouverte par ce nouveau dégel pour réaliser la première percée dans le « rideau de fer »: ouverture de frontière avec l’Autriche, offrant la possibilité de passer à l’Occident non seulement à leurs propres citoyens mais aussi aux nombreux touristes est-allemands.
Comme me l’a raconté par la suite Gyula HORN, le Ministre des affaires étrangères hongrois de l’époque qui a participé à la cérémonie de coupure des barbelés, refaite exprès pour être filmée par les média, « nous n’avons pas voulu appeler Moscou pour demander l’autorisation pour ne pas embarrasser GORBATCHEV. Nous savions que, tant qu’il était en place, nous ne verrions pas les tanks soviétiques venir à Budapest comme en 1956. Mais nous étions pressées car nous ne savions pas combien de temps cette « fenêtre de possibilités resterait ouverte ».
Dans ce paysage politique en mutation à l’Est le mur à Berlin s’élevait comme un vestige archaïque, genre Colisée de la guerre froide. Sauf qu’il était encore protégé par les gardes-frontières est-allemands qui avaient ordre de tirer sur les transgresseurs.
Si pour GORBATCHEV le mur était certes un fardeau politique alors qu’il espérait nouer avec l’Occident de nouvelles relations, il ne voulait pas agir comme un « anti Khrouchtchev » en donnant l’ordre formel de sa destruction. Et encore moins paraître se soumettre au commandement que lui avait adressé le Président américain REAGAN lors de son passage à Berlin : « Mr Président, pull down that Wall ! ». Il a préféré laisser aux Berlinois eux-mêmes le choix de la forme et du moment, mettant en même temps les autorités est-allemands devant un défi : s’y résigner ou tirer sur la foule comme l’ont fait les chinois le 4 juin de cette même année sur la place Tiananmen pour écraser la manifestation des étudiants pékinois inspirés par l’exemple de la Perestroïka soviétique.
Mais GORBATCHEV avait d’autres raisons, pour ne pas assumer tout seul la responsabilité de la destruction du Mur, liées cette fois à la politique intérieure. Ce qui le préoccupait à ce moment-là étaient moins les conséquences stratégiques de sa disparition que les secousses qu’allaient nécessairement entraîner l’ouverture du dossier explosif de la « question allemande » non résolue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il en a fait part à François MITTERRAND à Kiev en décembre 1989 quand il a dit:
« Si tous, nous ne parvenons pas à maîtriser la marche de l’Allemagne vers l’unification, vous verrez les généraux à ma place au Kremlin ».
C’était la raison pour laquelle il a choisi de se mettre « à la tête de l’inévitable », en confirmant la « liberté de choix » comme il a dit dans son discours à l’ONU aux peuples de l’Europe de l’Est, dont celui de la RDA. Ainsi il cherchait à obtenir une récompense politique en échange de la « braderie » des gains stratégiques obtenus par l’URSS suite à la victoire dans la seconde guerre mondiale dont il serait accusé par ses adversaires politiques. En janvier 1990 il avait reçu des promesses orales du secrétaire d’État américain Jim BAKER, faites de la part de George BUSH et confirmées ensuite par MITTERRAND, MAJOR et KOHL, que les structures militaires de l’OTAN ne seraient pas élargies vers l’Est au-delà de la frontière entre les deux Allemagnes. Mikhail GORBATCHEV n’en continuait pas moins de chercher des solutions intermédiaires : soit le maintien des deux États Allemands dans les deux blocs militaires soit la neutralité de l’Allemagne unifiée à l’exemple de l’Autriche.
Face à la pression des occidentaux mais surtout suite au choix incontestable par la population de la RDA de l’unification des deux États exprimé lors des élections du mois de mars, GORBATCHEV a donné à Helmut KOHL pendant l’été 1990 son accord pour l’entrée de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. Néanmoins, dans la perspective des nouvelles relations entre l’Union Soviétique et l’Occident à la sortie des presque 50 ans de la Guerre froide il espérait encore négocier un prix politique « correct » et réciproquement avantageux pour cette remise en cause radicale de l’ordre de Yalta. Il proposait notamment la création d’un système collectif de sécurité sur le continent européen qui remplacerait la confrontation entre deux blocs, accompagné de l’intégration de son pays dans les structures collectives européennes sous le toit d’une Maison Commune.
Or son rêve de voir la Russie amarrée définitivement à l’Europe pour faciliter sa modernisation et sa démocratisation n’a pas vu le jour. Lâché au sommet des G7 par les occidentaux qui ont refusé de s’investir dans un projet qui n’était plus « rentable » (expression de George BUSH) et trahi par les conservateurs et les généraux dont il avait parlé à MITTERRAND, Mikhaïl GORBATCHEV fut forcé à la démission. Après la dissolution du Pacte de Varsovie et l’effondrement de l’URSS, oubliant les promesses données à GORBATCHEV, les partenaires occidentaux de la Russie post-soviétique ont fait le choix de « l’OTANisation » précipitée de l’Europe de l’Est, alors que la construction de la maison européenne, dont l’élargissement a été rendu possible grâce à la disparition du Mur de Berlin, s’est poursuivie sans la Russie. Des deux côtés les nouveaux dirigeants – russes et occidentaux – s’étaient mis, avec pas mal d’énergie, à reconstruire des lignes de démarcation séparant la Russie et l’Europe.
Renvoyée vers sa composante asiatique et son passé impérial, dirigée par un Président qui considère que l’éclatement de l’Union Soviétique représente « la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle » rompant les liens historiques et culturels avec sa famille européenne, la Russie de Vladimir POUTINE continue une dérive stratégique et politique en direction de la Chine.
Alors que, dans le cadre de la Maison commune avec la Russie rêvée par GORBATCHEV, l’Europe aurait pu avancer jusqu’au Pacifique, bientôt elle risque de voir s’ériger à sa frontière orientale une extension de la Grande Muraille de Chine qui prendrait la place du Mur de Berlin disparu.
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[Historien, politiste, spécialiste des relations internationales, ancien conseiller de Mikhaïl GORBATCHEV, dont il fut le porte-parole officiel d’août à décembre 1991, Andreï GRATCHEV est établi depuis cette date en France. Invité de plusieurs établissements universitaires européens, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment GORBATCHEV : Le pari perdu ? De la perestroïka à l’implosion de l’URSS (Armand Colin, 2011) et Un nouvel avant-guerre ? Des hyperpuissances à l’hyperpoker (Alma, 2017).]
Photo ICEO, Montpellier le 25 novembre 2011
[Le 11 novembre 2019, 9 H20, F. M., Landivisiau] : En publiant le 6 novembre la tribune d’Andreï Gratchev, Le Monde titre : « En 1989, personne n’était préparé à ce bouleversement ». Il est effectivement très important de rappeler, pour les jeunes générations, que la veille de la chute du Mur de Berlin le 9 novembre, personne ne l’envisageait.
Plus encore, il faut se souvenir que le lendemain de l’évènement, personne n’osait en déduire la fin prochaine de l’Union soviétique. Preuve en est, s’il en faut une. En août 1991, lors du putsch de Moscou, François MITTERRAND, reconnut brièvement les tenants du coup d’État, tant il croyait encore à la puissance et à la solidité du pouvoir soviétique.
[Le 10 novembre 2019, 18 H45, J. M., Paris IIIe ] : Merci de rappeler que ce ne sont pas les Allemands qui ont gagné la Seconde Guerre mondiale. Cette semaine ont aurait pu le croire. Le 9 mai 1945, ils ont capitulé et le 9 novembre 1989 ils ont vaincu un ennemi qui ne voulait plus se battre. À vaincre sans péril on triomphe sans gloire ! Ils seraient bien inspirés de dire merci aux Polonais et à GORBATCHEV.
[Le 10 novembre 2019, 18 H35, A. C., Montpellier ] : Le mur de Berlin divisait l’Allemagne de l’intérieur. La grande muraille de Chine l’a protégé de l’extérieur: Elle n’est pas près de s’effondrer, d’autant que les tours opérateurs inter-spaciaux en ont déjà vendu la vue imprenable depuis la lune…
[Le 10 novembre 2019, 18 H15, J-M. R., Alet-Les-Bains ] : « Dans la situation actuelle de retour à la guerre froide des relations des États-unis et de l’Europe avec la Russie, dont on fait volontiers porter la responsabilité au seul POUTINE, qui n’est certainement pas un saint, on oublie tout de même un peu trop, ce que souligne ici Andreï GRATCHEV, le rejet par les Occidentaux de la proposition de « Maison commune« , faite et répétée par Mihail GORBACHEV (peut-être un peu naïf et trop confiant) après avoir dissout le Pacte de Varsovie sans contrepartie et qu’on l’ait ainsi mis en difficulté devant ses contempteurs, au point que beaucoup de Russes le voient encore comme un traître. Plus tard, sous ELTSINE, on a tenté de rabaisser la Russie et de l’humilier par des réformes trop rapides et trop radicales, en même temps que les gouverneurs des grands oblasts tiraient à hue et à dia au risque de casser le pays. Ce qui a entraîné la réaction de POUTINE quand il a pris le pouvoir. Mais il me semble bien que POUTINE lui-même avait aussi repris la proposition de GORBATCHEV lors de son premier mandat et qu’elle fut à nouveau rejetée, de même que le fut plus tard son offre de partage avec l’U.E. du sauvetage financier de l’Ukraine. On aurait voulu qu’il se plie à la vassalisation, comme nous-mêmes et comme les pays libérés du rideau de fer. Au lieu de tenter et tester un partenariat avec la nouvelle Russie qui aurait ouvert à notre Europe d’autres perspectives culturelles (c’était pourtant un beau titre, la Maison commune !), économiques et de sécurité partagée face aux menaces extérieures, on a préféré pousser l’OTAN jusqu’aux frontières russes et dès lors on s’étonne des conséquences : retour intensif d’une nouvelle guerre froide et Russie renvoyée vers la Chine. Quels avantages pour nous, les Européens, dans l’immédiat et le long terme ?…
P.S: On notera que, dans cette affaire, ceux qui donnent des leçons de management en disant qu’un bon « deal » est celui qui aboutit à une solution « gagnant-gagnant« , ont toujours voulu imposer une solution « gagnant-perdant ». On s’étonne ensuite des conséquences fâcheuses. »