N° 255 Laïcité, religion : de quoi parle-t-on ?

Les obsèques officielles de Samuel PATY, professeur mort pour que vive l’École de la République, ont été célébrées le mercredi 22 octobre dans la cour de la Sorbonne. Les Français ont désormais le devoir de  s’interroger sur la laïcité en général et sur leur laïcité en particulier.

Les Français sont très fiers de pouvoir affirmer que la laïcité est une spécificité française, qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs à l’identique. Ils en veulent pour preuve l’absence de mot correspondant spécifiquement à laïcité dans la plupart des autres langues. En Europe laïcité et sécularisme sont souvent confondues. Presque toutes les langues de l’Union européenne traduisent ainsi le mot laïcité par sécularisme.

Mais pour les Français, comme pour les Turcs kémalistes, la laïcité c’est bien plus que le sécularisme à la mode anglo-saxone.

La laïcité à la française, c’est en quelque sorte la sécularisation contrainte et forcée de l’espace public où tout prosélytisme est déconseillé, voire prohibé. C’est ce qui explique que, depuis un siècle, contrairement aux Anglo-saxons, notamment les Britanniques, les Français et les Turcs kémalistes ont fait de la façon de se vêtir dans l’espace public une affaire d’État, au sens littéral du terme.

La laïcité modèle turc et la laïcité modèle français, modèle d’origine, sont nominalement identiques mais historiquement et concrètement fort différentes. Les journalistes européens vantent souvent la “laïcité en Turquie” sans la connaître, sans connaître les drames de son histoire, sa  singularité et sa fragilité. Tous ceux qui veulent donner la Turquie d’ATATÜRK en exemple aux musulmans qui vivent en France pour les convertir à la laïcité à la française font preuve de naïveté et:/ou d’ignorance.

Depuis qu’il n’a plus besoin de l’Union européenne pour asseoir son pouvoir personnel, le président ERDOGAN, qui n’est ni naïf ni ignorant, ne manque plus de rappeler, à tous les Turcs qui vivent en Europe qu’il faut qu’ils se méfient des mots. La plupart des Européens entendent la laïcité comme la liberté et/ou l’indifférence religieuse. Mais pour le président ERDOGAN le mot laïcité rime trop avec athée.

Répondant à Jean-Jacques BOURDIN qui l’interrogeait sur RCM (22 octobre), François BAYROU a rappelé les principes laïcs en France : « la laïcité n’est pas une arme contre la religion ».

Les catholiques français ont mis plus d’un demi-siècle pour s’en convaincre. En Turquie, à en croire le résultat des élections,  les musulmans en sont de moins en moins convaincus.

En France, les exigences laïques sont paradoxalement de plus en plus rappelées et contestées, alors qu’elles sont, à l’évidence, de plus en plus méconnues et/ou incomprises.

En écartant le religieux et la religion de l’École à tout crin, sans discernement, on n’a fait progresser ni la paix sociale, ni la paix culturelle, par contre on a fait progresser l’inculture généralisée,  lit de toutes les incompréhensions, de tous les malentendus, de toutes les manipulations, et de toutes les violences.

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Laïcité et religion : de quoi parle-t-on ?

La devise d’ICEO n’a jamais été autant d’actualité :

« Apprendre à (se) connaître pour pouvoir (se) comprendre »

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En 2002, il y a 18 ans, Régis DEBRAY a remis au ministre de l’Éducation nationale (Jack LANG), le rapport que celui-ci lui avait demandé : L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque

Depuis il n’a cessé de développer sa réflexion et de  présenter ses analyses, en France et en Algérie.

7 mai 2015, audition de M. Régis DEBRAY devant la commission parlementaire (55minutes)

29 octobre 2015,  Régis DEBRAY et Kamel DAOUD à l’Institut français d’Alger (59 minutes)

18 février 2016, Régis DEBRAY au siège du Parti communiste français : Laïcité ! (32 minutes)

Pour le frère Adrien CANDIARD, Dominicain et islamologue, la laïcité a eu le tort de sortir la religion du cercle de la raison commune, et donc de transformer une opinion en identité.

Il est urgent selon lui de réintégrer les sujets religieux parmi ceux dont on peut débattre.

Evénement [ La Croix, le 19 octobre 2020]

        entretien

Recueilli par Anne-Bénédicte HOFFNER

L’assassin du professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine est-il ce qu’on peut appeler un fanatique ?

Frère Adrien CANDIARD : Ce nouvel attentat monstrueux souligne en tout cas que notre approche habituelle du fanatisme ne fonctionne pas. Nous sommes en échec. Nous avons l’habitude de considérer que le fanatisme est un excès de religion qui se résoudra de soi-même si l’on fait disparaître la religion de l’espace public. Cette approche a pu produire des résultats mais elle ne marche plus depuis trente ans. Ce n’est pas en essayant de ne plus parler de religion, et donc de se donner les moyens de comprendre le phénomène, qu’on le fera disparaître. Au contraire, il faut prendre au sérieux la dimension religieuse du fanatisme.

On voit des commentaires reprochant au professeur d’avoir montré des caricatures du prophète de l’islam…

Frère A. C. : Quand on fait sortir la religion du débat public, alors elle n’est plus soumise à la critique. On transforme une opinion en une identité qui devient sacralisée et finalement indiscutable. La logique de la laïcité a abouti à cela : à respecter les religions dans leur coin, sans plus en discuter.

On se trompe ! La religion est d’abord une opinion et elle peut donc être discutée. Aucun croyant ne peut sommer quiconque de respecter en bloc sa religion comme un bloc sacré et indiscutable. Que cet assassinat ait visé un professeur d’histoire-géographie après un cours comme celui-ci est tragique car c’est justement par là qu’il faut remettre la religion dans le cercle de la raison commune. Il faut que la religion y retourne et fasse partie, comme beaucoup d’autres sujets même difficiles, de ceux dont on peut débattre.

On peut donc, même lorsque l’on n’est pas musulman comme Emmanuel Macron, penser ou dire qu’il existe « une crise dans l’islam » et que ce fanatisme en est un symptôme ?

Frère A. C. : Le président de la République a sans doute mal mesuré le degré d’exaspération d’une partie de l’opinion musulmane, qui se sent constamment stigmatisée, montrée du doigt, mise en accusation par une partie des médias et des responsables politiques. Cette situation de tension donne un poids particulier à sa parole d’autorité. En faisant ce constat qui n’a rien de très original, il a semblé se poser en donneur de leçons.

La tradition musulmane prescrit-elle le droit à « venger » Dieu ou son prophète ?

Frère A. C. : Le comportement de l’assassin est évidemment fanatique : considérer qu’il existe quelque chose de plus sacré que le respect de la vie humaine relève du fanatisme. Et puis, prétendre « venger Dieu » est une manière de le réduire à bien peu de chose. Elle relève d’une vision de Dieu tellement étriquée qu’elle n’a rien à voir avec Dieu et beaucoup plus avec une identité offensée dès lors que l’on « offense l’islam ». Cela revient à remplacer Dieu par soi-même en sacralisant sa propre identité, en absolutisant sa propre susceptibilité.

Quant à la tradition musulmane, même les règles du droit islamique les plus médiévales et les plus intransigeantes supposent un système judiciaire pour décider d’une punition. Aucune version de la loi islamique n’appelle à la décapitation en pleine rue ! En réalité, ce sont des courants musulmans très contemporains qui transforment une obligation pesant traditionnellement sur l’État en obligation individuelle. On ne peut donc pas dire que le meurtrier a fait ce que la tradition musulmane lui demande de faire.

Quelle est la bonne posture face à un fanatique ?

Frère A. C. : Face à un danger imminent, il y a d’abord et bien sûr une réponse policière et judiciaire à apporter mais sur laquelle je ne suis pas compétent. À plus long terme, si l’on veut éviter que ces tragédies se reproduisent indéfiniment, il faut refaire de la religion une question d’opinion universalisable, c’est-à-dire sur laquelle il est possible d’échanger des arguments contradictoires.

La formation qui permet cela, c’est la théologie. Nous arrivons à mettre au débat public des sujets complexes, en économie par exemple, parce que nous avons un minimum de formation commune. Nous ne nous entre-tuons pas pour savoir si les minima sociaux augmentent le chômage. On peut ne pas être d’accord mais avancer dans la discussion grâce à des arguments rationnels. Si quelqu’un dit n’importe quoi, il sera repris et corrigé par d’autres.

Hélas, nous ne sommes pas formés en matière de pensée religieuse : parce que nous n’y comprenons rien, nous laissons beaucoup de place à l’affect, au ressenti personnel. Éviter cela nécessite un travail de fond.

Comment ne pas devenir fanatique soi-même ?

Frère A. C. : En se souvenant que Dieu est plus grand. Plus grand que ce que les autres en disent – même ceux qui profèrent à mes yeux des énormités – et plus grand aussi que ce que j’en comprends. C’est de cette manière que j’arrêterai de me sentir offensé quand un athée, un anticlérical ou quelqu’un qui n’est pas d’accord avec moi tiendra des propos que je jugerai faux. Je ne suis pas propriétaire de Dieu. Je ne dois pas confondre mon opinion, même si je la crois vraie, avec Dieu lui-même. Ni confondre ma personne avec Dieu

Le frère Adrien CANDIARD vient de publier Du fanatisme. Quand la religion est malade, Cerf, 89 p., 10 €.

[Le 24 octobre 2020, 08 H00, Z. A. , Meknès] : Au Maroc aussi on aime les caricatures, et au Maroc on peut caricaturer la laïcité, ici ce n’est pas un blasphème.

[Le 23 octobre 2020, 18 H45, J. P. , Rodez] :  Considérant le fait religieux comme un archaïsme condamné à disparaître, les élites françaises s’affichent ouvertement majoritairement athées et sont souvent méprisantes pour tous ceux qui ne le sont pas encore. Tous ceux qui dans le cadre scolaire se montrent, ouvertement “mécréants” et affichent leur fierté de l’être, ne doivent pas s’étonner que leurs élèves musulmans ne croient pas à leurs discours sur la neutralité de la laïcité, surtout s’ils sont turcs. En Turquie la laïcité d’ATATÜRK a laissé de douloureux souvenirs. ATATÜRK n’aimait pas l’islam, on le sait parce qu’il l’a écrit.

[Le 23 octobre 2020, 16 H45, A. C. , Castelnau-le-Lez] :  Bonjour aux animateurs d’ICEO, Votre message est particulièrement important par les temps qui courent. Mais il aborde deux sujets en même temps: celui de la laïcité et le « cas ERDOGAN« . Ma question est: souhaitez-vous lancer un débat sur ces sujets? Si oui, voici mes propositions.  A vot’bon coeur!

Concernant le premier ravivé par le dernier attentat islamiste, le débat serait « les religions sont-elles seules concernées par le respect des fondamentaux républicains Liberté – Égalité – Fraternité » ?

Concernant le second relatif à ERDOGAN dont le but est d’exacerber le nationalisme turc en alimentant le fanatisme musulman, le débat serait « va-t-on vers un autre génocide arménien » ?

[ICEO] : L’Institut a mis en chantier depuis plusieurs mois une analyse des relations UE-Turquie. L’analyse n’est pas complètement terminée mais le travail rédigé est déjà en ligne.

 

N°250 Les Européens : idiots utiles d’un nouvel Empire ottoman et de l’islamisme

[Le 22 octobre 2020, 18 H10, P. C., Notre-Dame de la Rouvière] :  Archevêque de Paris de 1981 à 2005, le cardinal Jean-Marie  LUSTIGER, aimait à émailler ses discours d’anecdotes.  Pour illustrer ses propos concernant le drame de l’inculture générale, il évoqua au cours d’un entretien un incident qui l’avait beaucoup affecté.

Alors que le cardinal faisait un petit tour de cathédrale, comme il avait coutume de le faire lorsque son emploi du temps n’était pas trop contraint, il remarqua deux jeunes adultes campés devant un vitrail, dont visiblement ils ne comprenaient pas le sens. Il s’approcha d’eux, se présenta, et leur proposa de les aider dans leur recherche de quête de sens. Après leur accord, il commença à donner un nom à chacun des personnages représentés sur le vitrail.

Constatant que ses visiteurs n’avaient pas les connaissances de base permettant de comprendre ses explications, il se lança dans un bref raccourci d’instruction religieuse, pour qu’ils sachent qui est qui. Au bout d’une minute, ayant apparemment peur d’être endoctriné, les jeunes l’arrêtèrent en s’exclamant : « mais nous ont est athées ! »

Le cardinal ne put s’empêcher de leur faire une réponse, dont plusieurs années après il souriait encore :  « Je ne suis pas sûr que vous soyez athées, par contre ce dont je suis certain c’est que vous êtes incultes. »