N°250 Les Européens : idiots utiles d’un nouvel Empire ottoman et de l’islamisme

Le vendredi 24 juillet 2020, le président Recep Tayyip ERDOGAN a participé à la première prière organisée dans l’ex-basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée.

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N°250 [0]  ERDOGAN rêvait d’être sultan, il l’est. Rêve-t-il désormais d’être calife aussi?

Les idéologues occidentaux ont rêvé de faire en Turquie le mariage parfait entre l’islam modéré et la démocratie. Après le printemps arabe le rêve s’est envolé, et il a tourné au cauchemar. 

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Quand les experts, confondus par les faits, se voient contraints de modifier leur point de vue, ils n’aiment pas qu’on leur fasse remarquer qu’ils ont changé d’avis. Pour plaider leur bonne foi, ils avancent que ce n’est pas eux qui ont varié, mais que c’est leur sujet d’expertise qui est devenu différent.

 

La Turquie : point de vue de L’Express en 2004

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« Pour ou contre la Turquie dans l’Union?« . Le titre que Jean-Michel DEMETZ a donné à son article  publié le 31 mai 2004 dans l’Express, ne doit pas faire trop illusion. Le journaliste  présente  une longue liste d’arguments pour ou contre, mais la conclusion de son inventaire montre d’évidence sa préférence.

In fine, qu’est-ce qui est le plus risqué pour l’Europe:                                                                 accepter la candidature turque ou la refuser?

Diplomates et experts turcs n’en font nul mystère, au risque de passer pour des maîtres chanteurs. Si l’Europe dit non, la déception sera telle qu’elle ne pourra compter sur le même zèle de la part d’Ankara pour contrôler les routes de la drogue et de l’immigration clandestine qui passent par son territoire vers les nôtres. Sans parler de la lutte antiterroriste. A nuancer. Il n’y a pas de plan de rechange et les élites turques savent bien, quoi qu’elles en disent, que l’avenir de leur pays est lié, sous une forme ou une autre, à celui de l’Europe. Mais, en disant non, on renforcerait l’islamisme et l’extrême droite nationaliste. «Parce que le pays est dans une période de transition démocratique, un non de l’Europe serait une catastrophe économique et politique», prédit l’homme d’affaires Can PAKER (HenkelTurquie). Il est prêt à attendre la date d’entrée: «La route de l’adhésion est plus importante que l’adhésion elle-même.» La perspective européenne sert aujourd’hui, comme hier en Espagne et au Portugal, d’aiguillon à la démocratisation. Et, sur le modèle franco-allemand, à la réconciliation historique avec le vieil ennemi grec.

«Une Turquie stabilisée, rassérénée et démocratique», c’est notre «assurance-vie», résume Michel ROCARD.

La Turquie : point de vue de L’Express en 2019

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Dans le numéro de la semaine du 26 juin au 2 juillet 2019, L’Express  dresse dans une dizaine de pages un sévère réquisitoire contre le président ERDOGAN. L’article intitulé : « ERDOGAN s’est retourné contre les Occidentaux »  est particulièrement inquiétant.

Dans son article publié en mai 2004, le rédacteur en chef  de L’Express, Jean-Michel DEMETZ,  plaidait de façon très subtile et émouvante pour l’adhésion à l’Union européenne de la Turquie, alors que Recep Tayyip ERDOGAN en était le Premier ministre depuis plus d’un an.

En 15 ans la Turquie a énormément changé,  il n’est donc pas étonnant que le journal ait modifié son analyse géopolitique. Il n’est  pas étonnant non plus que le regard des Européens sur RecepTayyip ERDOGAN ait totalement changé. Par contre il est triste qu’ils aient mis tant de temps à ouvrir les yeux.  La Turquie a certes changé mais les salafistes, eux, n’ont pas changé d’objectifs.

Malheureusement, ce dont se lamentent les Européens aujourd’hui était loin d’être imprévisible,

pour ceux qui connaissaient  l’Histoire de la chute de l’Empire ottoman, et le passé des militants salafistes.

N°250 [1]  « L’intégration d’un vaste ensemble islamique enrichit l’idée européenne« . Le N-O

N°250 [2] Turquie : des bouleversements pas prévus, mais pas imprévisibles

N°250 [3] Turquie : pourquoi un soudain empressement pour son adhésion à l’UE ?

N°250 [1]  « L’intégration d’un vaste ensemble islamique enrichit l’idée européenne« . Le N-O

Le Nouvel observateur  8 décembre 2004 – 24 juillet 2020, le président Recep Tayyip ERDOGAN a participé à la première prière organisée dans l’ex-basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée.

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Durant la campagne des élections municipales turques de 2019, le , le président ERDOGAN avait averti que « le temps était venu » de faire de Sainte-Sophie une mosquée à la place du musée créé en 1934 par Mustafa Kemal ATATÜRK.

« Une telle décision est susceptible de provoquer la colère des chrétiens et d’attiser les tensions avec la Grèce voisine » fit alors immédiatement observer Le Monde, considérant sans doute encore que la déclaration du président turc n’était qu’une bravade électorale, qui ne serait probablement jamais suivie d’effet.

Ancienne basilique, ancienne mosquée, aujourd’hui ancien musée

Le , un décret du Conseil d’État turc a décidé la réouverture de Ayasofya  au culte musulman comme mosquée.

Comme un symbole, Recep Tayyip ERDOGAN a choisi pour la première prière le jour du 97e anniversaire du traité de Lausanne qui fixe les frontières de la Turquie moderne et que le président, nostalgique de l’Empire ottoman, appelle souvent à réviser.

Sainte-Sophie reste en Turquie étroitement associée à la prise de Constantinople en 1453 par le sultan Mehmet II, dit le Conquérant. Une fanfare ottomane était d’ailleurs présente sur le parvis de l’édifice vendredi 24 juillet.

24 juillet 2020, première prière du vendredi dans et devant l’ex-basilique Sainte Sophie 

Depuis le 27 mars 1994, depuis qu’élu maire d’Istanbul, il est apparu au plus haut niveau dans le paysage politique turc, Recep Tayyip ERDOGAN ne devrait plus guère surprendre les chroniqueurs politiques qui se targuent d’être de fins connaisseurs de la Turquie. 

Alors qu’ils ont pu l’observer pendant 26 ans, comment expliquer que tant de « spécialistes » de la Turquie soient  (ou fassent semblant d’être ?) encore surpris des prises de positions et des déclarations de l’actuel président turc ?

L’Histoire nous enseigne que les individus qui partagent les mêmes convictions politiques, ou qui sont victimes des mêmes présupposés idéologiques, sont souvent affectés du même manque de lucidité et du même aveuglement.

Les plus chauds partisans de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, n’ont pas vu la réalité, ou n’ont pas voulu la voir, pour qu’advienne à tout prix la grande Europe de leur rêve.

Le rêve vire au cauchemar. On sait aujourd’hui à qui la faute.

En quelques dizaines d’années, dans presque tous les pays de l’Europe de l’Ouest, le libéralisme économique, couplé au libéralisme culturel, ont provoqué la fracture sociale, religieuse et géographique de la population, Face aux flux de migrants musulmans, mal contrôlés et surtout mal préparés, les gouvernants se sont montrés de moins en moins capables d’accueillir, d’intégrer, et encore moins d’assimiler, les nouveaux arrivants.

En 2004, après le cinquième élargissement qui fit passer l’Union européenne de 15 à 25 États membres le 1er mai, dans l’attente du sixième élargissement (25 + 2) prévu pour le 1er juillet 2007, l’ambiance était joyeuse à Bruxelles, rien ne semblait pouvoir entraver d’autres élargissements, dans un futur proche. Dans cette atmosphère euphorique, l’adhésion de la Turquie semblait acquise à très court terme.

Tous ceux qui avaient le mauvais goût d’afficher leur opposition à cette perspective, avaient droit à des cours de géopolitique, délivrés par des maîtres chroniqueurs, se prétendant tous plus savants les uns que les autres en matière de turquerie, d’islam et de laïcité.

En décembre 2004, le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, Laurent JOFFRIN, a publié un article dans le journal qu’il dirigeait alors, titré :  « Pourquoi il faut leur dire oui« .

La relecture de cet article, 16 ans après sa parution, permet de mesurer à quel point l’un des  chroniqueurs spécialistes autoproclamés les plus influents avait pu manquer de clairvoyance et  de culture ottomane.

Entre 2004 et 2020, l’Europe, le monde musulman en général et le Moyen-Orient en particulier  ont connu de tels  bouleversements imprévus, qu’on ne peut  reprocher aujourd’hui à un chroniqueur de s’être lourdement trompé hier.

Tel est l’argument que Laurent JOFFRIN et ses homologues ne cessent d’essayer de faire valoir, pour excuser leur manque de perspicacité, et essayer de faire oublier leurs récurrentes et grossières erreurs d’analyse sur la situation politique au Moyen-Orient.

Turquie : des bouleversements pas prévus, mais pas imprévisibles

Les Européens qui n’ont pas su ou voulu voir les fourberies de Recep Tayyip ERDOGAN, en croyant servir l’Union européenne, n’ont été que les idiots utiles d’un nouvel Empire ottoman en gestation.

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Le 9 novembre 2018, Sainte Sophie déjà sous haute surveillance policière et militaire

Pourquoi il faut leur dire oui

Article de  Laurent JOFFRIN, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, publié le 13 décembre 2004

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LA TURQUIE EN EUROPE ? Ah non ! Un pays trop différent, trop oriental, trop puissant, qui dissoudra l’idée d’un continent à la culture homogène, repoussera les frontières de l’est à une distance indéfinie et minera la cohésion politique de l’Union.

Aussi impressionnants soient-ils, ces arguments reposent sur une vision dépassée, fausse et, pour tout dire, archaïque de l’Europe à construire. Non, l’Europe ne sera pas la projection à l’échelle continentale du modèle national. Elle n’aura pas une culture homogène, un héritage religieux commun, des frontières fixes justifiées par l’histoire et la géographie, un pouvoir simple et fort qui exprime l’unité d’un peuple et d’un territoire.

Si tel était le cas, bien sûr, la Turquie n’aurait rien à faire en Europe. Vaste pays musulman qui jouxte à l’est l’Irak, la Syrie, l’Iran, la Géorgie et l’Arménie, pays qui reste autoritaire à certains égards, où l’islam prétend encore régenter la société et où la femme reste souvent opprimée, placé au centre d’une diaspora turcophone de quelque 200 millions de personnes, la Turquie a vocation à devenir un pays charnière, utile mais extérieur à cette Europe bien de chez nous.

Mais est-on si sûr qu’il s’agisse là de la bonne Europe ? A-t-elle d’ailleurs jamais été pensée comme telle ? L’Europe, avant tout, est une construction politique. C’est par l’adhésion volontaire à des principes de liberté politique et économique que l’on est jusqu’ici devenu européen, plus que par une vocation géographique. Avant d’être une terre, l’Europe est une idée. Pour cette raison, l’Union a longtemps récusé l’adhésion de pays parfaitement européens. La Grèce, le Portugal, l’Espagne ont du attendre des lustres avant de rejoindre la CEE. Étaient-ils étrangers à l’Europe ? Non : ils refusaient la philosophie des droits de l’Homme. Pour adhérer, il a fallu qu’ils l’adoptent.

Autrement dit, les nations ne naissent pas européennes. Elles le deviennent. Comment expliquer, sinon, que les pères fondateurs aient accepté le principe de l’adhésion turque dès 1959 ?

C’est-à-dire un an après la signature du traité de Rome… Ignoraient-ils à l’époque que la rive Est du Bosphore, dans tous les manuels de géographie, était en Asie ? Que la Turquie était peuplée de Turcs, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de musulmans ? Non : pour eux l’Europe était moins une expression géographique qu’un projet politique. Par contiguïté spatiale, elle peut s’étendre au-delà des frontières de principe dès lors que les principes sont communs. Souvent démocrates-chrétiens, les grands ancêtres ne voyaient pas l’Union comme un club chrétien. Pour eux, répétons-le, l’Europe était une idée avant d’être une terre.

Objet juridique non-identifié, l’Union ne repose pas sur la tradition mais sur la volonté. Elle ne procède pas du passé mais de l’avenir. Un peu comme la nation de RENAN, elle est un référendum de tous les instants, le produit d’un acte conscient et libre bien plus qu’une réalité culturelle. Elle se définit par sa ferveur démocratique, sa volonté d’équité sociale et une politique étrangère de négociation et de coopération plus que de confrontation.

Il y a un « rêve européen » fondé sur l’extension indéfinie des droits de l’Homme, sur l’équilibre social et sur la coopération internationale, rêve dans lequel Jeremy RIFKIN, intellectuel américain, voit la meilleure chance de réussir l’entrée dans le XXIème siècle (1). On peut discuter les thèses de RIFKIN, les trouver trop optimistes dans un monde tragique et violent. Il se trouve néanmoins que cette doctrine est la nôtre. Au fond, sont européens ceux qui la partagent.

A partir de là, tout s’éclaire. La Turquie n’est pas en Europe ? Edgar MORIN le conteste avec beaucoup d’arguments. A vrai dire, c’est une nation duale. Par sa situation géographique, son histoire, sa culture, elle est à la fois européenne et asiatique. Renouant avec une de ses traditions, elle veut désormais se tourner vers l’Ouest. En tout cas, elle est plus développée que la Roumanie, plus laïque que la Pologne, moins atlantiste que la Hongrie et plus favorable à l’Union… que la Grande-Bretagne.

Son économie ne pourra guère nous concurrencer plus qu’aujourd’hui puisque nous sommes déjà en Union douanière avec elle. Sa population croit trop vite ? Comme partout ailleurs, elle cessera de le faire quand elle sera développée, c’est-à-dire bientôt. La Turquie a déjà fait passer sept ou huit grandes réformes qui la rapprochent à chaque fois de la norme juridique européenne. Il reste une marge ? Certes. Mais le sens du mouvement n’est pas douteux.

Dans dix ans, terme prévu des discussions, la Turquie sera alignée sur la philosophie des droits de l’Homme. Et si elle ne l’est pas ? Eh bien, c’est tout simple : elle ne pourra pas adhérer.

On dit que son entrée compliquera la décision européenne et repoussera encore la perspective fédérale. Mais au fait, où en est le fédéralisme européen ? On a fait passer depuis de longues années « l’élargissement avant l’approfondissement », autrement dit l’extension avant la cohésion. La constitution européenne en voie de ratification exclut formellement tout fédéralisme (sinon Tony BLAIR l’aurait récusée).

Un nouvel élargissement ne changera rien à cette situation. La cohésion ne viendra pas d’une soudaine et bienheureuse fixité des frontières. Comme le disent Jacques DELORS, Joshka FISCHER et bien d’autres, elle naîtra de l’action volontaire d’un petit nombre de pays décidés à aller plus loin dans l’intégration et qui entraîneront les autres. La question turque n’y changera pas grand-chose.

Reste la grande question, le véritable aliment, au fond, de toutes les oppositions : l’islam. Quatre-vingts millions de musulmans ? Une folie ! Mais précisément : l’intégration d’un vaste ensemble islamique enrichit l’idée européenne. Il sera démontré à la face du monde – à la face du monde musulman, y compris parmi les minorités présentes en Europe – que le « choc des civilisations » n’est pas inéluctable et que l’islam, comme le catholicisme, le protestantisme ou le judaïsme, est bien compatible avec la démocratie.

Démonstration heureuse et surtout utile : elle crée un pôle démocratique puissant en terre d’Islam et déploie comme jamais l’influence occidentale en Orient. Quatre-vingts millions de musulmans adhèrent d’un coup à la philosophie des droits de l’Homme : quelle victoire ! L’Union européenne est un empire fondé sur le contrat. Mais elle ne pratique qu’un seul impérialisme : celui des valeurs. Par ce moyen, elle a déjà fédéré un continent. La Turquie ne sera rien d’autre que sa prochaine conquête.

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N°250 [2] Turquie : des bouleversements pas prévus, mais pas imprévisibles

Le vendredi 24 juillet, le président Recep Tayyip ERDOGAN a participé à la première prière organisée dans l’ex-basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée.

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Entre 2004 et 2020, la Turquie et le Moyen-Orient ont connu d’importants  bouleversements, que la plupart des chroniqueurs se prétendant spécialistes, se sont montrés incapables de prévoir. 

Les experts qui se sont lourdement trompés sont tous victimes du même mal : l’ignorance de leur part d’incompétence.

Seuls les experts très compétents peuvent prendre conscience de l’étendue de leurs domaines d’incompétence.

Des bouleversements pas prévus, mais pas imprévisibles, pour qui connait la LONGUE Histoire et la géographie

Après la fin du communisme soviétique les intellectuels de gauche qui forgent l’opinion depuis des dizaines d’années ont changé de paradigme. Il est temps de s’en apercevoir. On comprendra ainsi mieux pourquoi une nouvelle fois ils  vont se tromper, et comment ils se sont déjà lourdement trompés.

Le Bosphore, un détroit entre l’Europe et l’Asie, très étroit, trop étroit. 

Depuis la Seconde guerre mondiale,  les chroniqueurs politiques de tous bords aiment à rappeler l’impéritie de leurs ainés qui se sont montrés incapables de  prévoir les graves conséquences de la montée du nazisme en Allemagne, incapables de dénoncer la duperie d’Adolf HITLER.

Ils jugent  très sévèrement leurs anciens, en se demandant comment ils avaient pu être assez naïfs pour croire ce fou sur paroles,

Plus exactement, en faisant hypocritement semblant de se demander, car ils connaissent bien sûr la réponse.

Après la terrible boucherie de la Première guerre mondiale, les dirigeants politiques des démocraties occidentales, et leurs électeurs plus encore, étaient prêts à toutes les lâchetés pour éviter la guerre.

C’est pour dénoncer l’attitude insensée des politiques alors en responsabilité, que Winston CHURCHILL prononça l’une de ses plus célèbres phrases : « Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre. »

« L’opium des intellectuels » fait encore des dégâts dans les têtes.

Raymond ARON, ami et condisciple de Jean-Paul SARTRE et Paul NIZAN à l’École normale supérieure, fut le rare philosophe, sociologue, politologue, historien et  journaliste français, a avoir su faire preuve de clairvoyance avant et après la Seconde guerre mondiale.

Face aux totalitarismes, il resta un défenseur du libéralisme, à contre-courant d’un milieu intellectuel pacifiste et de gauche alors dominant. En 1955, Il dénonça dans son ouvrage L’Opium des intellectuels, l’aveuglement et la bienveillance, voire la fascination, des intellectuels à l’égard des régimes autoritaires en général, et des régimes communistes en particulier. Le titre fait bien sûr référence à la célèbre formule marxiste « la religion, opium du peuple », exprimant ainsi (non sans une certaine malice) d’une part le parallélisme entre communisme et religion et d’autre part l’attrait irrationnel que la violence révolutionnaire exerce sur les intellectuels.

Raymond ARON fait la critique sévère  des  intellectuels, qui sont impitoyables aux défaillances des démocraties, mais qui sont si indulgents aux plus grands crimes, sous réserve qu’ils soient commis au nom des doctrines auxquelles ils adhérent quasi  religieusement.

Raymond ARON est mort en octobre 1983, 6 ans avant la chute du Mur de Berlin. Il n’aura donc pas eu la satisfaction d’entendre ses plus farouches détracteurs reconnaître sans honte : Raymond ARON avait raison, se sentant obligés d’ajouter, hélas !

Depuis la fin du système soviétique, la consommation excessive d’opiacés idéologiques a continué à faire perdre la vue et parfois la raison à nombre d’intellectuels, qu’ils viennent de la gauche, de la droite ou du centre.

Les intellectuels orphelins du communisme bolchévique ont trouvé en un temps record une idéologie de substitution à servir. Ils ont réussi à passer directement de la « dictature du prolétariat », à ce que l’on pourrait appeler la  « dictature des droits de l’homme ».

D’anciens admirateurs de Robespierre, de Trotski, de Lénine, de Staline, de Mao, ou de Pol Pot, ayant excusé, voire cautionné, toutes les violences révolutionnaires, sont ainsi devenus en une chute de mur, les défenseurs les plus intransigeants de l’État de droit, prompts à dénoncer comme violence policière, tout usage de la force par les forces de l’ordre.

Paradoxalement, parmi les valeurs que l’Union européenne revendique, ce sont celles qui étaient le plus étrangères au monde soviétique qui sont devenus leurs valeurs de prédilection, respect sourcilleux des droits de l’homme, libre circulation des personnes, et liberté religieuse et culturelle notamment.

Jusqu’à la création de Solidarność en Pologne, les Européens sympathisants communistes partageaient largement l’opinion que Staline avait résumé dans une boutade : « Le pape combien de divisions ?« .

Bien sûr, après, ils réévaluèrent le « pouvoir de nuisance » de l’Église catholique contre le monde soviétique, mais aucun d’entre eux ne pouvait admettre que ce serait l’élection d’un pape polonais qui signerait la fin  du système communiste en URSS.

Les raisons de la fin de l’Union soviétique toujours en discussion

La fin de l’Union soviétique, le 25 décembre 1991, fut pour tous les anciens sympathisants communistes, même pour ceux qui s’étaient éloignés du Parti depuis très longtemps, une profonde blessure, une blessure d’amour propre surtout. Rien n’est plus douloureux en effet que de devoir reconnaître qu’on s’est longuement trompé, plus encore quand on a affiché sa suffisance intellectuelle face à l’obscurantisme religieux.
Mercredi 26 août, Gustave KERVERN et Benoit DELÉPINE, étaient les invités de l’émission matinale Boomerang, sur France Inter, animée par Augustin TRAPENARD. Évoquant le malaise qu’il avait, pour continuer à faire son métier d’humoriste et de réalisateur, Benoit DELÉPINE confessa : « On ne s’est jamais vraiment remis de la faillite du système communiste« .
L’idéologie communiste, faite de marxisme-léninisme, a bénéficié d’une promotion si efficace et si convaincante que les gens de droite, comme les gens de gauche, ont fini par lui prêté une sorte de vérité scientifique.

Pour les anciens, militants du Parti communiste, sympathisants communistes, compagnons de route du Parti communiste, pour tous les apôtres  de l’Union de La gauche, en France et dans le monde, la disparition de l’Union soviétique fut une énigme, qui continue à les hanter. L’historien Marc FERRO écrivit en 2009, « Les Russes ne voyaient pas le rapport entre la chute du Mur et la remise en cause du communisme... »

À droite, les opposants au système soviétique espéraient pouvoir endiguer sa progression, et étaient parfois prêts à tout pour cela, mais aucun n’imaginait sérieusement pouvoir vaincre mortellement l’adversaire. La disparition de l’Union soviétique fut donc pour eux une sorte de « divine surprise« .

L’Histoire qui fait les hommes, ou les hommes qui font l’Histoire ?

Dans La Chute finale, son premier livre,  publié en 1976, à une époque où aucun politologue n’imaginait la fin probable (possible ?) de l’Union soviétique, Emmanuel TODD, bien seul,  avait osé prédire « la décomposition de la sphère soviétique » au moyen d’une approche historique et démographique.

Au moment de la parution, le Parti communiste français était encore le parti dominant idéologiquement la gauche et  le climat international était à la Détente, c’est pourquoi l’ouvrage eut un faible retentissement en France, et tomba rapidement dans l’oubli, jusqu’à sa redécouverte entre 1989 et 1991.

Bien que l’historien Marc FERRO considère rétrospectivement qu’il s’agit du « succès le plus mémorable de la clairvoyance dans l’analyse critique », l’analyse de TODD n’est toujours pas unanimement partagée.

L’aspect visionnaire du travail du démographe ne fut jamais vraiment contesté, car il n’était pas sérieusement contestable. Par contre nombreux furent les politologues a relativiser la performance prédictive d’Emmanuel TODD.

Une question les tracassaient : Comment pouvait-on écrire en 1976 que la fin du système soviétique était inéluctable alors que deux événements historiques majeurs de la fin du vingtième siècle n’avaient pas  encore eu lieu ?

1 – 0ctobre 1978 : intronisation de Jean-Paul II, premier pape polonais.

2 –  Mars 1985 : élection de Mikhaïl GORBATCHEV, Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’URSS.

 Le communisme soviétique  a-t-il disparu  parce que cela correspondait au « sens de l’Histoire »?, ou les hommes ont-ils finalement le pouvoir de façonner l’Histoire ?

Après 1989, et plus encore après  1991, cette question philosophique est revenue en force dans tous les esprits. Les marxistes-léninistes avaient affirmé avec assurance que les religions étaient condamnées à disparaître et que le communisme était appelé à triompher sur la terre entière, pour des raisons objectives.

La chute du Mur de Berlin vint donc semer un grand trouble chez tous ceux qui avait professé le matérialisme historique.

Dans son encyclique Divini Redemptoris publiée en 1937, le pape Pie XI, avait déclaré le communisme «intrinsèquement pervers », moralement.

Dans son ouvrage, La chute finale, publié en 1976, Emmanuel TODD, avait déclaré  le système soviétique « intrinsèquement stérile », économiquement.

Paradoxalement, alors que le livre d’Emmanuel TODD avait tout pour les conforter dans leur certitudes, puisqu’il pointait les conditions objectives  (économiques, démographiques, et sociales), qui condamnaient à terme le système soviétique, tel qu’il était, les tenants du matérialisme historique se sont surtout penchés sur les conditions subjectives, qui ont conduit à, et ont accéléré, la disparution de l’URSS.
C’est ainsi, de façon très surprenante, que les anciens adversaires de la Guerre froide, les partisans de l’Ouest et les partisans de l’Est, en sont venus à partager  pour un temps la même conviction :  « Le système soviétique était certes malade,  mais il n’est pas mort tout seul,  ceux qui l’ont tués s’appellent Jean-Paul II et Mikhaïl GORBATCHEV. »
Les libéraux disaient cela pour exprimer leur gratitude aux deux hommes qui, à leurs yeux, avaient eu le grande mérite de mettre un terme à un régime politique qui les désespérait.

Tandis que les anciens supporters de l’Union soviétique disaient cela pour dénoncer les deux hommes qui étaient, à leurs yeux, coupables d’avoir précipité la fin d’un régime qui portait leur espérance.

Décembre 1991 fin de l’URSS, avril 2005 mort de Jean-Paul II.

En 1991, les deux hommes considérés comme les principaux acteurs de la fin de la Guerre froide avaient déjà reçu autant d’hommages, que de marques  d’ingratitude et d’inimitié.

Mikhaïl GORBATCHEV, élu président de l’Union soviétique en mars 1990,  alors qu’il avait reçu le prix Nobel de la paix en octobre 1990, fut contraint à démissionner  en décembre 1991

Alors que le président GORBATCHEV restera probablement dans l’Histoire l’homme auquel l’humanité est la plus redevable, à l’Est  comme à l’Ouest, de nombreux observateurs politiques occidentaux, ont l’indécence de minimiser, voire contester, ses grands mérites.

Quant aux Russes, qui, à en croire les enquêtes d’opinion,  affichent aujourd’hui si peu d’estime pour lui, ils oublient légèrement que sans GORBATCHEV la fin de l’empire soviétique se serait très vraisemblablement terminée dans un bain de sang, comme en Yougoslavie.

Le président soviétique hors du paysage politique et médiatique, le pape Jean-Paul II resta seul sous le feu de la critique de tous ceux qui, plein d’amertume,  ne pouvaient pas oublier la triste fin de la patrie du communisme. Resté seul en ligne de mire, le pape eut droit ainsi à une double part  d’animosité et d’hostilité, jusqu’à sa mort en avril 2005.
Après la disparition du modèle soviétique, les sociaux démocrates pouvaient espérer bénéficier d’un gain d’intérêt pour leur modèle, et conséquemment de bien meilleurs résultats électoraux. Il pouvaient  espérer récupérer les voix d’anciens communistes dépités par l’effondrement du système soviétique.

Il n’en fut rien. Non seulement, ni les sociaux démocrates ni les sociaux libéraux ne bénéficièrent d’embellies, mais ils suivirent rapidement le même chemin du déclin, que  les partis communistes quelques années avant.

En Europe, les élections  ont été de plus en plus cruelles pour les sociaux-démocrates, dont la politique s’est muée au fil du temps en un social-libéralisme revendiqué.  Résultat en 2018, sur les 27 pays de l’Union européenne, seuls 5 étaient encore dirigés par des « sociaux-démocrates ». Le lent déclin de la social-démocratie semble désormais inéluctable.

Le déclin des partis communistes à l’Ouest antérieur à 1991

De nombreux journalistes politiques ont toujours tendance à vouloir relier le début du déclin des partis communistes de l’Europe de l’Ouest à la fin de l’Union soviétique. Cette vision des évolutions est biaisée, notamment dans le cas du parti communiste français. Le déclin du PCF a débuté bien avant. Lorsqu’on observe les résultats électoraux depuis la Libération, moment où le PCF était a son optimum, on constate que c’est à partir de la signature du  Programme commun de gouvernement adopté en par le Parti socialiste, le Parti communiste français et certains radicaux, que le parti communiste a vu ses scores électoraux décliner.

Dès 1976, lors des élections municipales, pour la première fois depuis sa création en 1971, le parti socialiste a dépassé le parti communiste.  Ce que la SFIO n’avait jamais réussi à faire après la Libération.

On voit sur les tableaux ci-dessus que, de la veille d’octobre 1989 à décembre 1991, les résultats électoraux du PCF n’ont pas été réellement modifiés.

Il faut noter aussi qu’en raison du fort taux d’abstention aux élections européennes de 2019 (49,88 %), le vote pour le  PCF, le plus faible enregistré de toute son histoire,  ne représente plus que 1,19 % des électeurs inscrits, PS 2,96 % et RN 11,16 %

En 2020, aucun des partis communistes de l’Europe de l’Ouest n’a échappé au déclin. Mais si tous les PC n’ont plus aujourd’hui qu’une très faible audience, aucun n’a décliné dans des conditions semblables.

Déclinant à partir de 1976, le Parti communiste français perdit en 15 ans la moitié de ses électeurs, Tandis que la même année (1976) le Parti communiste italien était flamboyant, avec plus de 34 % des voix, son maximum historique,  En 1987, lorsqu’il descend à 27 %, son score le plus bas depuis vingt ans, le PCF ne rassemblait déjà plus qu’à peine 10 %.

En février 1991, alors qu’il pouvait revendiquer encore 177 députés, 101 sénateurs, 22 députés européens et plus d’un million de militants, signe de son immense influence dans le paysage politique italien, le PCI tint à Rimini son XXe et dernier congrès. De façon incongrue pour des communistes français, le congrès vota une transformation du parti telle, que dès 1998, le Parti communiste italien, et son corpus idéologique, avaient pratiquement  disparu de la scène politique italienne.

Le PCI, premier parti communiste occidental et deuxième parti politique italien pendant des décennies, a donc disparu avant même la dissolution effective de l’URSS en décembre 1991.

Les partis sociaux-démocrates sur le reculoir avant 1991

Cherchant avec l’eurocommunisme à s’éloigner de Moscou, avant la Chute du Mur de Berlin, et  cherchant à se rapprocher  idéologiquement de la social-démocratie après 1991, les partis communistes d’Europe Occidentale ont tout tenté pour enrayer leur déclin.

En 2020, on peut affirmer que ces démarches étaient illusoires au moment où elles ont été tentées . Le sort suivi par les deux partis les plus engagés dans ces tentatives, le PCI et le Parti communiste d’Espagne en a apporté la preuve.

Ces démarches étaient illusoires, car lorsqu’elles ont été entreprises les partis sociaux-démocrates s’étaient déjà convertis au social-libéralisme, ou plutôt avaient été poussés à se convertir au social-libéralisme, pour répondre aux idéologies devenues dominantes, à gauche et à droite.

Le 10 mai 1981, les socialistes et les communistes ont cru que leurs idées allaient enfin triompher. Le programme de gouvernement que François MITTERRAND avait présenté pour complaire aux électeurs communistes était jugé sévèrement par la plupart des économistes, mais le « peuple de gauche » voulait y croire.

Victimes d’une illusion d’optique, à l’heure où ils pensaient avoir enfin gagné, les communistes et les socialistes français n’ont pas mesuré l’importance du rôle qu’allaient  jouer de concert, et de conserve,  Margaret THATCHER,  élue le 4 mai 1979, et Ronald REAGAN, élu  le 20 janvier 1981.

La Prime Minister britannique et le président des États-Unis goûtaient mal la participation de quatre ministres communistes au gouvernement français. Leurs  programmes économiques et sociaux étaient totalement contraires à celui que les Français prétendaient mettre en œuvre.

Dés sa nomination, le Premier Ministre, Pierre MAUROY,  s’efforça honnêtement d’appliquer les promesses de campagne du président : trente-neuf heures, cinquième semaine de congés payés, augmentation du nombre de fonctionnaires, décentralisation, nationalisations, impôt sur les grandes fortunes, retraite à soixante ans, abolition de la peine de mort, remboursement de l’IVG, réforme des médias.

Mais après les élections municipales de 1983, perdues par la majorité, et alors que les partenaires européens réclamaient un redressement de la situation économique de la France, Pierre MAUROY se vit contraint d’effectuer le tournant de la rigueur.

Un virage idéologique en forme de trahison, lourd de conséquences

Depuis 1977, les militants communistes les mieux formés n’avaient plus guère de doute sur la duperie des socialistes. Malgré cela, en 1981,  après avoir vainement tenté de faire battre François MITTERRAND, ne sachant trop quoi faire, le PCF accepta d’apporter son soutien aux gouvernements formés par Pierre MAUROY.  En juillet 1984, après un an de rigueur,  la direction du parti décida de ne plus cautionner la politique qui ne pouvait le conduire qu’à sa ruine. Malheureusement pour le PCF il était  trop tard, le mal était fait. Nombre d’anciens électeurs communistes crièrent à la trahison des socialistes et à la complicité du PCF. Ils crièrent si fort que le parti communiste entra dans LA crise qui ne l’a plus jamais quitté.  

Lire : 1984, la crise du Parti communiste français.

Après le tournant de la rigueur, grâce à son habileté politique, à sa rouerie et sa duplicité, François MITTERRAND, a réussi à limiter les dégâts électoraux pour le parti socialiste, pendant toute la durée de ses deux septennats.

Les socialistes, contraints de limiter les réformes sociales en raison de contraintes économiques ,  savaient qu’il était difficile, voire impossible, de redresser la situation électorale rapidement, si l’offre aux  électeurs qui s’étaient sentis trahis par la gauche, restait inchangée.

Habile manœuvrier et tacticien de la IVe République,  François MITTERRAND avait appris que, pour remporter les élections, lorsqu’on ne peut espérer renforcer son camp, reste la possibilité d’affaiblir celui de son principal adversaire. La façon la plus simple de le faire étant de provoquer des divisions dans le camp rival.

En 1984, seule la droite pouvait empêcher les socialistes de continuer à gouverner. C’est donc la droite qu’il fallait absolument affaiblir en la  divisant.

Son éducation familiale,  son histoire personnelle et politique, avait donné à François MITTERRAND une connaissance exceptionnelle de tout l’échiquier politique français. Il savait les douleurs,  les amertumes et les rancœurs qui s’étaient accumulés  à droite depuis la Libération.  Aussi, pour trouver des motifs de division à droite et à l’extrême droite il n’avait que l’embarras du choix.

François MITTERRAND, qui avait été Garde des sceaux pendant cette période dramatique, connaissait  les vives blessures que la Guerre d’Algérie avaient laissées dans la société française. Il savait qu’il avait recueilli les suffrages d’un bon nombre de ceux qui n’arrivaient pas à pardonner au Général  de GAULLE d’avoir abandonné l’Algérie. Il savait aussi que pour sanctionner sa politique de rigueur, vécue comme une trahison,  ces électeurs particuliers risquaient de se tourner vers la droite.

Il fallait absolument offrir à ces électeurs en partance pour l’opposition une alternative.

Le 4 septembre 1983 eut lieu à Dreux une élection municipale partielle qui allait marquer un tournant historique de la politique française. En effet, ce jour là, pour la première fois de ses 11 ans d’existence, le Front national obtint un score remarquable, et remarqué. Alors que jusqu’à cette date il ne représentait pratiquement rien, 0,75 % à l’élection présidentielle de 1974, 1,31 % en 1979, à la première élection européenne, Jean-Pierre STIRBOIS qui conduisait la liste Front national réussit à obtenir 16,7 % des suffrages exprimés au premier tour.

François MITTERRAND comprit immédiatement le sens du message  envoyé par les électeurs de Dreux, il comprit surtout le profit que le parti socialiste et lui pouvait en tirer.

Le tournant de la rigueur avait poussé de nombreux électeurs à ne plus voter pour la majorité présidentielle. Le Front national venait de démontrer qu’il pouvait séduire ces électeurs.   Pendant que la plupart des observateurs politiques condamnaient le vote pour le Front national, car il constituait à leurs yeux une honte et un danger pour la démocratie, François MITTERRAND,  lui, tout en condamnant publiquement ce vote, concevait promptement la meilleure façon de l’instrumentaliser.

Sous réserve qu’il prenne de l’ampleur au niveau national, mais pas trop, et surtout sous réserve que la droite et l’extrême droite naissante ne puissent  jamais faire alliance, le vote en faveur du Font national pouvait permettre à la gauche présidentielle de redevenir, voire de rester, majoritaire.

On peut aujourd’hui reconstituer en quelques dates la manœuvre mise en place par François MITTERRAND pour affaiblir durablement la droite.

13 février 1984 : invitation de Jean-Marie LE PEN à l’émission L’heure de vérité sur TF1, sur proposition pressante de l’Élysée.

Mai 1984 : la liste présentée par le Front national aux élections européennes franchit pour la première fois la barre des 10% au niveau national. Alors que le FN n’avait obtenu que 1,31 % en 1979, en 1984 il obtient 10, 95 % des suffrages exprimés.

15 octobre 1984 : création de SOS racisme sous le bienveillant parrainage du parti socialiste et de l’Élysée. Le Front national accusé d’être, « xénophobe, raciste et antisémite », est déclaré  au plus haut niveau de l’État ennemi public numéro 1.

16 mars 1986 : élections législatives qui marquent un tournant dans l’histoire de la Cinquième République. Pour la première fois, elles se déroulent intégralement au scrutin proportionnel. Pour la première fois le Front national envoie des députés au palais Bourbon. Comme le reconnaitra Lionel JOSPIN, le changement de scrutin, décidé par François MITTERRAND, ne visait qu’à « empêcher la droite d’avoir une écrasante majorité à l’Assemblée nationale ».

Les 35 députés FN qui siègent  à l’assemblée nationale de 1986 à 1988 permettent au Front national de s’installer solidement et durablement dans le paysage politique français.

Lors des élections législatives de 1988, qui  se déroulent en juin, à nouveau selon le mode uninominal à deux tours, le FN n’a plus aucun élu, mais il réunit encore 9,66 % des suffrages au premier tour.

De la France tranquillement socialiste à la France Unie

Entre 1981 et 1988, la France a énormément changé (économiquement, démographiquement, culturellement, religieusement et politiquement), les ambitions et les projets politiques des candidats donnés pour favoris ont donc changé aussi.

En 1981, François MITTERRAND proposait aux électeurs une France socialiste (France socialiste puisque tu existes, tout devient possible ici et maintenant). En 1988, il leur proposait une France unie et fraternelle, où les étrangers seraient « chez eux chez nous » (1986), répondant ainsi à des valeurs quasi évangéliques.

Durant le premier septennat de François MITTERRAND, le nombre de chômeurs était passé de 1,5 million (mai 1981) à 2,2 millions (mai 1988). Ni les gouvernements de gauche, ni le gouvernement de droite n’avaient réussi à enrayer cette augmentation. Pour de nombreux économistes de droite comme de gauche c’était la preuve que l’économie française et le marché français n’étaient plus adaptés à l’économie libérale moderne, en voie de mondialisation.

En 1988, la rupture avec les communistes n’étaient pas formellement consommées électoralement, mais désormais, les socialistes ne tournaient plus du tout leurs regards vers l’Est, ils n’avaient désormais d’yeux que pour Bruxelles.

En constatant jour après jour leur impuissance à régler les problèmes économiques de la France, dans le cadre strictement national, de plus en plus de responsables politiques français, de droite comme de gauche, avaient acquis la conviction que le salut économique et géopolitique de la France ne pouvait être qu’européen.

Pour François MITTERRAND et les socialistes il est dès lors devenu  évident que l’Europe était aussi leur seule planche de salut politique.

Jacques DELORS, ancien ministre des finances des gouvernements Pierre MAUROY, était président de la Commission européenne depuis janvier 1985, il devait le rester jusqu’en janvier 1995. Simone VEILprésidente du Parlement européen de 1979 à 1982,  devait rester un des députés européens les plus influents de 1979 à 1993. La France et les Français pouvait donc avoir la faiblesse de rêver que l‘Europe serait un peu la France en grand.

« La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir » (mai 1989)

Le 22 septembre 1984,: la photo de  François MITTERRAND prenant la main d’Helmut KOHL, durant une cérémonie à l’Ossuaire de Douaumont, avait marqué durablement l’opinion publique en Europe. Après ce geste hautement symbolique le couple franco-allemand devait effectivement montrer une constante et grande convergence de vue et unité d’action, au niveau des affaires européennes.
Nommé Premier ministre en mai 1988 par François MITTERRAND, qui venait d’être confortablement réélu pour un second septennat, Michel ROCARD ne pouvait rêver de  conditions plus favorables pour la mise en œuvre de la politique européenne dont le président et lui étaient convenus.
En mai 1989, à la veille des élections européennes, alors qu’en France, en Allemagne,  et dans les 12 pays que comptait la Communauté économique européenne (CEE), la construction d’une Europe unie, de l’Europe Unie était largement plébiscitée, François MITTERRAND fit la déclaration qui devait rester l’une de ses plus célèbres :  « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir » .

On peut s’en étonner 30 ans après, mais, au moment où elle fut prononcée, cette phrase ne provoqua pas de grande inquiétude, même parmi les électeurs qui étaient les plus attachés à l’indépendance nationale.

Pourquoi si peu d’inquiétude ? Pour la raison simple qu’en 1989, très peu d’Européens avaient pris conscience que l’Europe Unie, une fois formée, retirerait progressivement aux États membres une part de plus en plus importante de leur souveraineté.

Les élargissements faisant passer l’Europe de 6 à 12 membres ne se sont pas faits sans craintes, mais ils se sont tous faits sans problèmes majeurs, à la satisfaction rapide du plus grand nombre.

En France et en Allemagne, les électeurs les plus anciens pouvaient aussi se rassurer, en ne voyant dans la politique nouvelle que la suite logique de la politique européenne  initiée  par Charles  de GAULLE et  Konrad ADENAUER,  signataires en janvier 1963  du Traité de l’Élysée.

Mais en s’agrandissant, la Communauté économique européenne n’avait pas seulement changé de taille,  elle avait changé de nature et surtout d’ambition. 

Alors qu’en 1963, le président français et le chancelier Allemand  voulaient donner naissance à une Europe de la paix et de la raison, à travers des accords de coopération renforcés entre nations souveraines, à la veille de la chute du Mur de Berlin, sous l’influence des Britanniques notamment, l’ambition des Européens   étaient d’exporter la paix commerciale, dans le monde entier en commençant par l’Europe, à travers des accords d’échanges commerciaux, libre, et si possible non faussés.

De nombreux commentateurs politiques commettent l’erreur de lier, développement de la mondialisation du commerce international et fin de l’économie soviétique.

Dés décembre 1978, date à laquelle la Chine a décrété vouloir passer à une « économie socialiste de marché », les Chinois ont vu l’arrivée de commerçants du monde entier.

Comment les marchands auraient-ils pu résister à l’aventure  qu’offrait alors le plus grand marché potentiel du monde? Les Occidentaux en général, et les Européens en particulier ont été les premiers à partir à la conquête du marché chinois., sans aucune réserve, ni  morale, ni économique, ni politique.

Le néolibéralisme libertarien chère à Milton FRIEDMAN (prix Nobel d’Économie en 1976, maître à penser de l’École de Chicago), avait déjà largement gagné la bataille des idées.

Bien avant que Pascal LAMY  théorise tous les bienfaits et les vertus du Commerce international, la plupart des responsables politiques et économiques européens s’étaient rangés à l’idée que la mondialisation n’était plus un choix problématique, mais qu’elle était un point de passage devenu obligé, et une opportunité à saisir.

Progressivement, les Européens s’étaient laissés convaincre, avant la chute du Mur de Berlin,  que seule l’ouverture au monde pouvait permettre de régler les récurrents problèmes économiques et sociaux, que presque tous les pays d’Europe avaient en commun.

Les élites européennes favorables à la mondialisation attendaient ainsi avec impatience l’ouverture de vastes marchés, en rêvant  d’un marché intérieur européen aussi grand que possible.

C’est pourquoi, après la réunification de l’Allemagne en octobre 1990, dès la fin de l’Union soviétique en décembre 1991, les dirigeants européens ont  réussi à faire voter, non sans mal, le traité de Maastricht, instituant le 1er novembre 1993  l’Union européenne.

En juin 1993 à Copenhague, le Conseil européen réunissant les Chefs d’État ou de gouvernement  avait anticipé la création de l’Union européenne en définissant à l’avance les critères auxquels tout pays candidat à l’adhésion devait satisfaire.

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L’heure tant attendue des élargissements était enfin revenue

L’impatience était grande, preuve en est la célérité avec laquelle fut ratifié le quatrième élargissement. L’adhésion de la Finlande reste à ce jour la plus rapide de toutes. La Finlande est devenue membre de l’Union européenne moins de 3 ans après avoir déposé sa demande officielle. 

La rapidité de l’examen des dossiers de demandes d’adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède, s’explique bien entendu par la particularité des pays demandeurs. Les 3 États qui frappaient à la porte de l’Union européenne avaient des liens économiques si anciens avec certains des pays membres, que leur adhésion n’était en rien problématique,

À ce jour,  les adhérents de 1995 sont les derniers à avoir rejoint l’UE comme États  contributeurs nets.

Depuis 1981, le club Europe est devenu particulièrement attractif, c’est en effet le seul club, qui non seulement ne fait pas payer tous les nouveaux membres, mais qui finance ceux qui ne peuvent pas payer pour qu’ils puissent le devenir. Il n’est donc pas étonnant que les candidatures d’adhésion aient été si nombreuses, et le restent.

Un mystère demeure : comment se fait-il que la Suisse, la Norvège et l’Islande se refusent toujours à faire partie du Club Europe ? Sont-ils  trop riches pour accepter de partager, ou sont-ils si attachés à leur souveraineté, « petite souveraineté » que les Européens jugent sévèrement dérisoire et illusoire?

Il était facile de prévoir que le  quatrième élargissement  ne serait problématique, ni économiquement ni politiquement.

Par contre, dans le cas des élargissements ultérieurs qui concernaient des pays qui avaient  tous vécu pendant plus de 40 ans dans une économie dirigée, à l’exception de Chypre et de Malte, personne ne pouvait  prédire la tournure que prendraient les changements économiques et politiques imposés par l’Union européenne.

On tend à oublier avec le temps que, le cinquième élargissement, effectué en 2004, fut l’objet des  tractations parmi les plus longues et les plus délicates de l’histoire de la construction de l’Union européenne.

Ce fut le premier élargissement jugé à haut risque, même parmi les plus ambitieux et les plus entreprenants des responsables européens.

Un an après, tout se passant pour le mieux, à la satisfaction de tous les anciens membres, et à la satisfaction plus grande encore de tous les nouveaux membres, rien ne semblait plus pouvoir s’opposer à de nouveaux élargissements.

Le 3 octobre 2005,  alors que le sixième élargissement à la Bulgarie et à la Roumanie était annoncé pour 2007, l’Union européenne annonça qu’elle ouvrait officiellement le dossier d’adhésion de la Croatie et  de la Turquie.

En 2020, plus personne ne sait quand la demande d’adhésion de la Croatie a été acceptée par l’Union européenne, en revanche il est facile de se souvenir de la date à laquelle l’Union européenne  a  donné son accord à la demande de la Turquie.

L’annonce en effet  en fut faite moins de 6 mois après que  les électeurs de deux des six pays fondateurs de la CEE ont rejeté le traité de  constitution européenne, en France le 29 mai 2005, et aux Pays-Bas le 1er juin 2005.

Les électeurs qui ont voté NON peuvent difficilement oublier.

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N°250 [3] Turquie : pourquoi un soudain empressement pour son adhésion à l’UE ?

Le vendredi 24 juillet, le président Recep Tayyip ERDOGAN a participé à la première prière organisée dans l’ex-basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée.

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Le cinquième élargissement avait été un vrai saut dans l’inconnu, un immense pari à relever dans tous les domaines : pari politique, pari démocratique, pari économique et pari culturel. Pour la première fois, des pays qui avaient vécu près quarante cinq ans coupés du reste du monde par le rideau de fer, faisaient leur entrée dans l’Union européenne.

Considérant que le pari  était gagné, dés le 1er mai 2004, la plupart des responsables européens rêvèrent de nouveaux élargissements.

Grisés par leur réussite, les dirigeants européens, étaient alors convaincus que le modèle démocratique et économique de l’Union européenne était contagieux, et qu’il suffisait de le promouvoir pour qu’il finisse par s’imposer. Ils restaient persuadés qu’il ne pouvaient y avoir de progrès scientifique et technologique sans liberté d’entreprendre et sans liberté de penser.  Ils ne voyaient aucune raison de refuser l’examen de la demande d’adhésion d’un État, surtout lorsqu’elle avait été formulée depuis longtemps.

 La plupart des dirigeants n’avaient toujours pas su, ou voulu, tirer  les conséquences du contre-exemple chinois. Vingt ans après la tuerie de la place Tienanmen, la démocratie se faisait toujours attendre en Chine, mais les mondialistes occidentaux restaient persuadés qu’elle finirait par triompher .

Pékin, place Tiennanmen,  avril 1986

Depuis 1963, la Turquie est un État tiers associé à la CEE, puis à l’Union européenne. La Turquie a présenté sa candidature d’adhésion à la CEE en 1987. Elle a signé un accord d’union douanière avec l’Union européenne en 1995.. La candidature d’adhésion de la Turquie n’a été formellement et officiellement enregistrée que le 12 décembre 1999.

Pour chaque pays candidat, l’UE met en place un partenariat pour l’adhésion. Celui relatif à la Turquie a été adopté dès 2001.

Depuis 2002, Le Parti de la justice et du développement ou AKP  parti islamo-conservateur, est au pouvoir en Turquie. En 2003. l’un des principaux cofondateurs de l’AKP en 2001, Recep Tayyip ERDOGAN, est devenu Premier ministre. Il savait d’expérience que les Kémalistes, qui étaient omnipotents dans l’administration et dans l’armée, feraient tout pour l’empêcher de mettre en œuvre son programme, car il contrevenait d’évidence aux  règles héritées de Mustafa Kemal ATATÜRK.

Un élargissement instrumentalisé des deux cotés

Dès ses premiers contacts avec les responsables européens, le Premier ministre turc avait pu apprécier la dualité des raisons qui les incitaient à répondre favorablement et rapidement à la demande d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Il comprit tout de suite qu’en 2004, l’adhésion de son pays présentait pour de nombreux Européens deux intérêts  :

un évident intérêt économique, la Turquie représentant un marché en forte expansion, de 80 millions de consommateurs potentiels.

un intérêt politique et culturel, la Turquie étant, encore dans ces années là, un pays musulman fortement sécularisé par plus 70 ans de kémalisme.

En quoi ce deuxième point présentait-il un intérêt important pour les Européens, à ce moment de la construction européenne ? 

Pour comprendre, il faut se replonger une quinzaine d’années en arrière, et se rappeler les débats politiques et culturels qui agitaient les esprits, un an avant la mort du pape Jean-Paul II, et un an avant la ratification du traité de  constitution européenne par les États.

En 1992, la ratification du traité de Maastricht, avait été difficile, notamment en France où le référendum avait donné lieu à une âpre bataille électorale. Dans l’Union européenne élargie à 25 États, de nombreux dirigeants craignaient que dans leur pays, la ratification du traité de constitution soit encore plus délicate.

Deux raisons principales étaient avancées pour justifier l’élaboration de ce traité :

  • difficulté de faire fonctionner une Europe à 25 avec les mêmes règles que pour une Europe à 15 ;
  • volonté de réunir dans un texte unique les différents traités qui se sont succédé au fil des ans,

Créée à l’issue du Conseil européen de Laeken en décembre 2001, la Convention sur l’avenir de l’Europe, ou Convention européenne, fut chargée de rédiger un projet de Constitution européenne,

La rédaction du texte de cette constitution fut laborieuse. Elle ne prit fin que le 24 octobre 2004.  Elle fut aussi mouvementée. Un point fit longuement débat, celui concernant la référence aux valeurs chrétiennes et la laïcité.

Fallait-il rappeler les racines chrétiennes du continent européen ?

L’Europe pouvait-elle se contenter d’être une grande zone de libre échange, une Europe marchande, ou devait-elle aussi avoir une âme  forgée par l’Histoire?

Dès son élection en 1978, et jusqu’à sa mort en 2005, le pape Jean-Paul II n’eut de cesse d’alerter les Européens sur l’importance qu’ils devaient accorder à leurs racines culturelles et religieuses. L’arrivée à Strasbourg en 2004 de députés de Pologne, de Slovaquie  et de Hongrie, donna aux propos  du pape un écho particulier.

Les Européens qui voyaient avant tout dans l’adhésion de la Turquie à l’UE un très grand intérêt  économique,  tenaient à toutes forces à évacuer ces questions, car ils pensaient qu’elles n’avaient pour but que de pouvoir fermer la porte au nez de la Turquie..

Dès son arrivée à la tête du gouvernement turc en 2003, Recep Tayyip ERDOGAN donna à la candidature de la Turquie à l’UE un grand élan. Il avait parfaitement compris tout le bénéfice qu’il pourrait tirer d’une posture europhile, il sut prononcer les mots que les responsables européens avaient envie d’entendre.

À Bruxelles et à Strasbourg, la candidature de la Turquie devint de plus en plus souhaitée et soutenue, bien sûr en raison des excellents résultats économiques que la Turquie put très rapidement afficher, mais aussi pour des raisons de politique intérieure dans les pays européens où les musulmans étaient de plus en plus nombreux.

L’estimation du pourcentage de croyants dans les différents pays d’Europe est particulièrement problématique. En France encore plus qu’ailleurs, puisque par principe, la République française s’interdit de poser la question de l’appartenance religieuse dans les recensements légaux, Les convictions religieuses des individus relevant du domaine privé, aucun sondage ne peut arriver à donner avec certitude le nombre des personnes qui partagent dans un pays une même foi.

Les pourcentages d’appartenance religieuse qui sont publiés ne sont donc que  les valeurs estimées par les sociologues, et  en ce qui concerne les musulmans,  par les démographes qui font leurs estimations à partir de l’origine géographiques des ascendants des personnes recensées. Ces valeurs sont donc hautement sujettes à caution.  Elles ont surtout le  grave défaut d’assigner, à vie, un individu à la religion de sa parentèle.

Aucun dirigeant politique ne sait précisément le nombre correspondant à la population d’origine musulmane de son pays, mais tous connaissent son évolution.

De 1978 à l’an 2000, le nombre de musulmans a considérablement et rapidement augmenté, non sans de grandes difficultés et parfois de graves problèmes, dans la plupart des pays de l’Europe occidentale, en France en particulier.

Tous les responsables politiques à Paris, à Bruxelles  et à Ankara savaient pertinemment cela lorsque les négociations d’adhésion de la Turquie  ont repris avec la volonté d’aboutir, du coté de l’Union européenne au moins.

Turquie: LA solution des problèmes des Européens avec l’islam ?

En Europe en moins de 20 ans, dans la plupart des pays de forte immigration, le libéralisme économique, couplé au libéralisme culturel, a provoqué de grandes fractures, sociales, religieuses et géographiques, dans la population.

Face aux flux de migrants, mal contrôlés et mal préparés, les autorités ont vite été dans l’incapacité d‘accueillir, d’intégrer, et encore moins d’assimiler les nouveaux arrivants, dans de bonnes conditions. Accusés de conduire des politiques discriminatoires, voire racistes, conscients de leur impuissance grandissante, les gouvernements désemparés, ont vite prêté une oreille attentive au discours de ceux qui plaidaient pour l’adhésion de la Turquie, autant pour des raisons économiques, que pour des raisons culturelles et religieuses.

Pour ceux qui y étaient le plus favorables, pour des raisons culturelles, non seulement l’adhésion de la Turquie ne présentaient pas de risques, comme le prétendaient ceux qui y étaient opposés, mais elle représentait une solution, voire LA solution, pour tous les pays qui avaient des problèmes de cohabitation avec les habitants confessant leur foi en l’islam.
Les opposants à l’adhésion de la Turquie, mêmes les moins résolus, ne pouvaient comprendre par quel miracle  la multiplication par cinq du nombre de musulmans dans l’Union européenne, pourrait apporter aux pays européens LA solution aux problèmes  qu’ils avaient, chez eux, avec le salafisme et le wahhabisme installés, parfois depuis des dizaines d’années.

Pour les partisans de l’adhésion de la Turquie, les opposants à l’adhésion nourrissaient des craintes infondées, dues à une approche comptable et statique simpliste de l’Histoire, dues à une forme de racisme culturel, pour ne pas dire de racisme tout court. Ils avaient aussi le grand tort d’être généralement les plus favorables au rappel des racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution européenne.

Pour les partisans de l’adhésion de la Turquie, ce rappel était précisément ce qu’il  fallait éviter, pour qu’en aucun cas,  les musulmans d’Europe ne puissent se sentir exclus du projet européen.

Ils plaidaient que l’adhésion de la Turquie , pouvait être et devait être, le geste fort et symbolique attendu par les musulmans, qui ferait la preuve qu’en Europe l’islam n’était pas rejeté, par principe. Ils ne manquaient surtout pas de rappeler que la Turquie était le seul pays laïc en terre d’islam, et que les musulmans turcs étaient de ce fait des musulmans à part. Ils se laissaient  aller à rêver d’un islam turc et laïc à la fois.

L’islam turc : un islam de rêve pour l’UE, mais un islam rêvé ?

Certains « mauvais esprits » ne pouvaient s’empêcher de faire remarquer que parmi les plus chauds partisans de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne on comptaient de nombreux anciens venant de la gauche extrême, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’avaient pas su faire preuve de beaucoup de perspicacité, ni en matière de politique internationale, ni en ce qui concerne le choix des hommes qu’ils avaient admirés, voire adulés.

Peine perdue, non seulement les extrémistes ne se repentent que rarement  de leurs erreurs passées, mais de façon cocasse ils s’en font une sorte de gloriole pour mieux s’engager dans les erreurs futures.

Ce qui semble aujourd’hui contradictoire représentait la réalité du débat qui enflammait  les esprits en Europe après l’arrivée au pouvoir à Ankara des conservateurs religieux (AKP).

Les Turcs étaient instrumentalisés, diabolisés par ceux qui étaient contre leur adhésion, parce qu’ils étaient musulmans,  et idéalisés par ceux qui étaient pour leur adhésion, parce qu’ils étaient musulmans.

Les partisans et les opposants à l’adhésion, prenaient ainsi position pour de fausses bonnes raisons ayant peu à voir, ni avec l’intérêt bien compris de l’Union européenne, ni avec celui de la Turquie.

Pendant qu’une partie des Européens rêvaient d’un islam de rêve,  le Premier ministre ERDOGAN mettait tout en œuvre pour faire de sa vision de l’islam en Turquie une réalité.

Contrairement à la plupart  des experts européensèsTurquie, il connaissait bien l’histoire de son pays et celle de l’Empire ottoman. Il avait parfaitement senti que, a contrario des Européens qui se voulaient sans  racines, les Turcs restaient très attachés aux leurs, et qu’ils n’avaient rien oublié de  leur culture et de leur splendeur ottomanes.

Depuis qu’il avait réussi à se faire élire maire d’Istanbul (1994-1998), il avait compris comment il pouvait arriver à faire avancer ses idées dans le cadre démocratique turc. Mais Il était bien conscient que l’État profond turc (kémaliste) qui était par nature opposé à ses idées politiques, ferait tout pour faire obstacle à leur mise en œuvre.

Recep Tayyip ERDOGAN savait que tous les islamo-conservateurs, qui, avant lui, avaient essayé  de s’affranchir de la tutelle kémaliste, avaient été déposés, ou renversés, par l’armée turque, gardienne de la tombe et de la pensée du père de la nation, Mustafa Kemal ATATÜRK.

Le putsch militaire du 12 septembre 1980 avait failli interrompre sa carrière politique prometteuse et en plein essor, il ne risquait pas de l’oublier. C’est pourquoi, avant  2003, avant de briguer un éventuel poste de Premier ministre, il avait pris grand soin de faire oublier son passé d’islamo-conservateur mouvementé, en surveillant attentivement ses propos, et surtout  en créant, en 2001, un nouveau parti religieux et « laïc », le  Parti de la justice et du développement (AKP), fait sur mesure pour lui donner toutes les chances d’accéder au pouvoir rapidement

En Turquie depuis 2002, l’AKP et Recep Tayyip ERDOGAN au pouvoir

Dés 2002, l’AKP arrive à dominer largement le Parlement (363 députés sur 550), à cinq sièges seulement de la majorité des deux tiers qui lui aurait permis d’amender la Constitution. L’AKP  devient le premier parti à disposer d’une majorité absolue depuis 1987 (majorité absolue qu’il conservera jusqu’en 2015).

Pour arriver à devenir Premier ministre le 14 mars 2003, et pour arriver à rester au pouvoir depuis, Recep Tayyip ERDOGAN a su faire preuve d’une exceptionnelle intelligence politique et tactique. Mais Il a surtout pu bénéficier pour son ascension de l’appui de nombreux réseaux, dont le plus important fut le réseau du Mouvement GÜLEN.

Réseau GÜLEN: une impressionnante machine d’influence encore puissante en 2017

En 2020, leurs relations sont devenues tellement conflictuelles, qu’il est difficile de se rappeler que, Recep Tayyip ERDOGAN et  Fethullah GÜLEN ont été de grands complices, sinon de grands amis, pendant au moins 10 ans.

En 2002, les deux hommes avaient tout pour s’entendre. Ils avaient un  intérêt politique personnel  commun, une conviction religieuse aussi affirmée, et la même volonté de  mettre fin à l’État profond kémaliste.

Leur collaboration fit immédiatement des miracles économiques, de 2003 à 2011 le PIB par habitant a doublé.

Le mouvement GÜLEN  se distinguait par son rapport décomplexé avec l’argent et le capital, à l’inverse d’autres mouvements religieux islamiques. Dès 1980, la libéralisation de l’économie turque  avait permis au Mouvement de développer un grand  réseau d’établissements scolaires et de pénétrer les médias.

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Pour en finir avec le kémalisme, l’UE appelée en renfort

Depuis les années 1980, le réseau GÜLEN tentait vainement d’infiltrer l’armée turque garante de la laïcité, car l’état-major procédait périodiquement à l’épuration des écoles militaires infiltrées,

En 2002, l’accession de l’AKP au pouvoir eut pour conséquence de faire cesser ces purges et de permettre l’avancement des officiers liés au GÜLEN. Durant des années, les concours d’entrée aux écoles militaires ont été truqués, les membres du mouvement ayant connaissance des sujets à l’avance. L’AKP  fit aussi massivement appel à des cadres gülénistes pour remplacer les fonctionnaires kémalistes dans des secteurs tels que la police ou la justice.

En raison de la force bien connue de l’adversaire qui leur barrait la route, Recep Tayyip ERDOGAN et  Fethullah GÜLEN mesuraient parfaitement que, même en unissant leurs efforts,  leurs manœuvres, aussi nombreuses soient-elles, seraient finalement stériles.

Ils savaient que la constitution de 1982 faisait peser sur leur avenir politique, voire sur leurs têtes, une terrible menace. Les Turcs considérant toujours majoritairement que : “Les forces armées turques sont les gardiennes de la République turque.”

N’ayant pu réformer la constitution par voie parlementaire, au moment où le contexte électoral leur avait été exceptionnellement favorable, ils ne pouvaient espérer le faire que par voie référendaire.

En 2004, aucun dirigeant politique turc responsable ne pouvait encore se risquer à  demander aux électeurs  s’ils étaient favorables à une réforme de la constitution, prévoyant de retirer aux forces armées de la Turquie les prérogatives que le père de la nation, le fondateur de la République, leur avait accordées.

Oser poser la question, c’était s’afficher  ouvertement comme un opposant à la République de Turquie, laïque et sociale, fidèle à l’esprit nationaliste hérité d’ATATÜRK.

La seule possibilité pour que les électeurs turcs acceptent une nouvelle révision de la constitution, était qu’ils aient été convaincus de l’intérêt et de la nécessité de cette modification, longtemps avant que la question ne leur soit formellement posée.

En raison de son passé politique semé d’embûches,  Recep Tayyip ERDOGAN était bien placé pour savoir qu’il ne pouvait pas proposer une révision de la constitution à titre personnel, mais en 2004 il avait trouvé qui pourrait poser la question à sa place.

Auditionné, le 13 juillet, 2004 par les nouveaux eurodéputés, le futur président BARROSO s’était déclaré « favorable à l’adhésion de la Turquie »  « si Ankara respecte les critères démocratiques requis », persuadé que cela serait bientôt le cas.
Le 23 septembre 2004, deux mois avant de céder la présidence de la Commission européenne,  Romano PRODI avait reçu à BruxellesRecep Tayyip ERDOGAN, Premier ministre de la Turquie depuis dix-huit mois.
Dès le lendemain, on pouvait lire sur le site web de l’Université du Luxembourg,  sous la photo des deux hommes : [La] réunion a permis de dissiper les derniers obstacles se dressant sur le chemin qui doit permettre à la Commission européenne de faire une recommandation sur la date d’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
En José Manuel Durão BARROSO  succéda à Romano PRODI,  le Premier ministre turc savait donc qu’en changeant d’homme à sa tête la Commission européenne ne changerait pas de politique. Les deux présidents avaient à maintes reprises fait savoir qu’ils étaient  très favorables à l’adhésion  de la Turquie à l’Union européenne  avant et pendant leurs mandats, (après ???).

Preuve en fut, la très bienveillante attention dont la Turquie a pu bénéficier  de 1999 à 2014, de la part de la Commission.

Le partenariat pour l’adhésion relatif à la Turquie adopté en 2001 a été actualisé et renforcé en 2003, 2006 et 2008.  L’IAP (Instrument d’Aide de Pré-adhésion) en faveur de la Turquie a été doté de 4,9 milliards d’euros pour la période 2007-2013 soit quatre fois plus que pour la période précédente

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Les Européens ne savent plus si Recep Tayyip ERDOGAN veut que la Turquie adhère à l’UE, en 2004 il a tout fait pour qu’ils le croient.

Aujourd’hui,  en raison de ce qu’est devenue la situation au Moyen-Orient,  ceux qui poussaient la Commission  européenne à ouvrir officiellement, et à faire avancer rapidement, le dossier d’adhésion de la Turquie cherchent à le faire oublier.

Ils ne veulent surtout pas qu’on leur rappelle les arguments péremptoires qu’ils assénaient à tous ceux qui avaient l’audace d’essayer de calmer leur ardeur, et/ou d’oser les mettre en garde.

Les plus lucides admettaient que les mises en garde n’étaient pas toutes infondées, notamment en matière de droit de l’Homme et d’État de droit,  mais ils étaient convaincus que l’adhésion, loin d’être un problème était LA solution. Ils restaient convaincus que le désir d’Union européenne aboutirait une nouvelle fois à faire un miracle.

Pour pouvoir adhérer à l’Union européenne, tous les pays candidats doivent respecter une somme des critères qui constitue ce qu’on appelle l’acquis communautaire. Dans le cas de la Turquie, pour faciliter le travail des négociateurs commencé en 2005, l’acquis communautaire a été réparti en 35 chapitres couvrant chacun un domaine spécifique.

Dès le mois décembre 2006, les négociations ont été une première fois interrompues, alors qu’un seul chapitre pouvait être considéré comme clos, le chapitre  25, concernant [science et la recherche]. Les Européens ont donc pu vérifier très tôt que l’adhésion de la Turquie n’était pas aussi facile que certains le croyaient et l’affirmaient avec force un an avant. 

Loin d’être échaudés par la tournure que prenaient les négociations, les plus chauds partisans de l’adhésion de la Turquie ont redoublé d’ardeur pour facilité la reprise au plus vite des négociations.

Sachant avoir un fan-club européen aussi inconditionnel, le Premier ministre turc n’eut aucune difficulté à faire accroire sa vision faussée de la situation politique en Turquie,  à plaider sa bonne foi et sa bonne volonté.

En relisant aujourd’hui les articles publiés dans une grande partie de la presse européenne, après l’interruption des négociations, on est sidéré par l’indulgence et la bienveillance généralisées dont le Premier ministre turc a pu bénéficier à l’époque.

On pourrait être tenté d’accuser les nombreux journalistes, qui se sont montrés alors incapables de démasquer l’évidente duplicité des dirigeants turcs,  d’avoir fait preuve de grave complaisance . Ce serait malheureusement les accuser à tort.

Certes  ces journalistes ont été très souvent aveuglés par les a priori favorables qu’ils avaient pour l’élargissement de l’Union européenne à la Turquie, mais ils ne cherchaient pas à être complaisants, ils étaient simplement avant tout ignorants.

Cette ignorance les empêchait de comprendre que pour les partisans de Recep Tayyip ERDOGAN et les Européens les mêmes mots n’avaient pas le même sens.

Le Premier ministre turc n’avait pas besoin de forcer son talent pour abuser les Européens, ils s’abusaient tous seuls. Leur méconnaissance de l’histoire de la Turquie et de la société turque était telle qu’ils étaient incapables de comprendre que les réformes, qu’ils croyaient imposer aux islamo-conservateurs qui dirigeaient le pays, étaient précisément celles dont ils rêvaient, pour pouvoir asseoir leur pouvoir politique, et surtout pour arriver à réinstaller l’islam au cœur de la société turque.

Dans l’Union européenne et en Turquie, pour convaincre leurs concitoyens qui restaient rétifs, les partisans de l’adhésion avaient construit de conserve l’image d’une Turquie en route vers la démocratie, vers la tolérance et la liberté religieuse. 

Depuis 1998Recep Tayyip ERDOGAN avait tout fait pour faire oublier les propos qui lui avaient valu des ennuis avec l’armée et la justice. Il avait tout fait pour faire accroire qu’il avait changé. Il ne pouvait, ni ne voulait, renier publiquement ses convictions religieuses maintes fois affichées, mais il s’efforçait de se présenter comme un musulman désormais ouvert et non violent.

Celui qui était encore son principal complice, avant de devenir en 2010 son pire ennemi, Fethullah GÜLEN avait parfaitement réussi à faire, ce pourquoi Recep Tayyip ERDOGAN avait tenu à en faire un grand allié.

Depuis qu’ils avaient fait alliance au début des années 2000, les deux compères s’étaient parfaitement partagé le travail, pour arriver à leurs fins : à  ERDOGAN d’attirer, en autres, les électeurs islamo-conservateurs les plus exigeants, à GÜLEN de rassurer et mobiliser l’électorat musulman modéré, et europhile pour des raisons essentiellement économiques.

Malgré les mises en garde des rares  journalistes qui avaient connu ERDOGAN maire d’Istanbul, et  qui pour cette raison n’avaient jamais été dupes des mensonges et des manœuvres du Premier ministre turc, la grande majorité des correspondants de presse européens en Turquie continuaient à donner à leurs lecteurs et leurs auditeurs une analyse de la situation politique turque, simplifiée, souvent simpliste, et surtout erronée.

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Une grille de lecture simpliste et fausse, voire mensongère

« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples« . Cette formule célèbre insérée dans les Mémoires de Guerre, de Charles de GAULLE résume une surprise qui le remet en question. Cette formule est d’autant plus célèbre qu’elle indique un réflexe répétitif des élites occidentales en regard de l’Orient, et on peut ajouter aujourd’hui en regard du Moyen-Orient.

Deux des six pays fondateurs de la CEE ayant rejeté par référendum en 2005 le traité de  constitution européenne, les dirigeants européens en ont déduit qu’ils ne fallait pas poser aux électeurs des questions trop complexes.

D’où leur volonté depuis cette date de diriger et communiquer selon des schémas simplifiés.

La négociation avec la Turquie pour sa possible adhésion à l’Union européenne, n’échappa pas à cette nouvelle ligne de conduite. Pour « éclairer » les électeurs européens qui connaissaient encore moins la Turquie que les pays baltes, mais qui étaient bien plus réservés sur son éventuelle adhésion, les dirigeants européens, et leurs plus fidèles journalistes, leur ont expliqué la situation démocratique complexe du pays à l’aide d’images simples transposées.

C’est ainsi que le parti islamo-conservateur AKP, façonné par le salafisme à la mode turque, a été présenté comme le frère jumeau du parti démocrate chrétien italien, aussi peu dangereux que lui pour la démocratie. Personne n’a eu la perfidie d’ajouter explicitement, sous réserve d’oublier les liens des démocrates chrétiens italiens avec la mafia, mais tous le pensaient évidemment.

À ceux qui craignaient que l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ne provoque une nouvelle guerre de religion on ne manquait pas de rappeler le dialogue interreligieux apaisé que GÜLEN cherchait à bâtir depuis des années  avec le pape.

Février 1998, Fethullah GÜLHEN reçu au Vatican par le pape Jean-Paul II

Si les Européens ne voulaient attacher que peu  d’importance à leur culture religieuse d’origine, les dirigeants turcs  attachaient énormément d’importance à la leur, et beaucoup à celles des européens, car ils n’avaient pas oublié qu’avant de s’appeler Istanbul, la plus grande ville de Turquie s’était appelée Constantinople et Byzance.

Pour faire bonne mesure, dès leur arrivée au pouvoir les deux compères avait tout fait pour donner des gages tangibles au Vatican et à l’orthodoxie.

Depuis ATATÜRK, depuis l’abolition du califat en 1924, on parle de la Turquie comme d’un pays laïc. Mais parler de laïcité en Turquie c’est s’exposer à commettre de graves contresens, tant la « laïcité turque » est éloignée de la laïcité française prise pour référence.

En Turquie, il n’y a plus de religion d’État, chacun est libre de ses croyances, mais il n’y a pas de séparation entre la religion et l’État, il y a même une mise sous tutelle de la religion par l’État, notamment  le culte musulman sunnite, la religion historiquement majoritaire (65 %), dont les imams sont des fonctionnaires.

Dans l’Empire ottoman en 1900, un habitant sur quatre  était chrétien. C’est pourquoi au cours des siècles, toutes les religions de l’Empire, même celles qui étaient lourdement discriminées, avaient accumulé, notamment dans la capitale de l’Empire, d’importants patrimoines immobiliers.

Le passage de l’alphabet turc ottoman à l’alphabet latin en 1928, et la confiscation de nombre de leurs biens à la suite du recensement de 1934, avaient fait perdre aux communautés non musulmanes la reconnaissance  d’une grande partie de leurs titres de propriétés, et conséquemment de leurs revenus locatifs.

Connaissant bien cette situation, en tant qu’ancien maire d‘Istanbul, ERDOGAN fit savoir que, bien que les catholiques latins ne bénéficiaient pas du statut de minorités reconnues par le gouvernement turc, selon les termes du Traité de Lausanne, certaines congrégations religieuses rattachées à Rome pourraient bénéficier de la reconnaissance de tous leurs droits.

Ces mesures essentiellement symboliques avaient pour but principal de désarmer les opposants à l’adhésion de la Turquie, c’est pourquoi les partisans de l’adhésion les ont abondamment et largement fait connaître, en donnant un satisfecit au gouvernement turc, qui avait fait la preuve formelle de son respect de la liberté religieuse, pour les non-musulmans.

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Imposé sans discernement, le principe « un homme une voix », mène plus souvent à la guerre civile qu’à la démocratie et la paix.

En France, la laïcité, dont certains veulent aujourd’hui banaliser l’arrivée, n’a pu s’imposer que par la contrainte et la plus extrême violence. Il a fallu plus d’un siècle pour que la loi de séparation de l’Église et de l’État puisse être votée, et  cinquante ans supplémentaires pour qu’elle soit presque unanimement acceptée.

En Turquie il a fallu tout le prestige et la force de coercition de la toute nouvelle armée turque pour que Mustafa Kemal ATATÜRK puisse prendre le contrôle des mosquées et puisse faire voter une constitution instaurant un principe de laïcité.

Les Français savent que depuis 1905 la voie vers la laïcité n’a pas été un long fleuve tranquille. Quelques jours avant sa mort, l’ancien président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis DEBRÉ rappelait avec toute la force de ses convictions : « Il ne faut jamais oublier que le combat pour la laïcité est un combat permanent« .

Durant près d’un siècle,  les Turcs kémalistes ont su comment mener ce combat et comment le gagner. Ce qu’ils ne savaient pas, ce qu’ils ne pouvaient imaginer, c’est que ce serait l’Union européenne qui les conduirait à connaître leur première défaite.

Alors que les dirigeants  européens ne cessaient de mettre en avant l’exception que représentait dans le monde sunnite le seul pays musulman pouvant  se revendiquer laïc, par leur inconséquence et leur impéritie,  ils sont devenus les principaux fossoyeurs de la laïcité en  Turquie.

Les responsables de l’Union européenne ont un vrai problème avec le suffrage universel. En Europe, ils en font peu de cas lorsqu’il s’oppose à leurs décisions. En dehors de l’Europe, ils lui attribuent beaucoup d’importance. Du moins c’est ce qu’ils prétendent. Bien sûr il y a des pays avec lesquels ils ne peuvent, ni ne veulent, se montrer trop regardant, notamment comme la Chine ou l’Arabie saoudite. Mais en dehors des pays qu’ils n’espèrent pas changer, commerce oblige, tous les autres ont droit à leur sermon démocratique, la Russie bénéficiant d’une attention particulière, et singulière.

Depuis des dizaines d’années, les Occidentaux, les Européens en premiers, prétendent exporter et imposer au monde entier leur modèle démocratique, modèle dont les origines remontent à plusieurs siècles en Angleterre.

Les Britanniques garde une grande confiance dans le système démocratique qu’ils ont inventé, voir tout récemment encore avec le Brexit, car au cours de leur histoire ils ont pu en vérifier la pertinence et la fiabilité.

Lorsque Winston CHURCHILL a  déclaré en 1947 à la Chambre des communes «La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres, il voulait dire :  « La démocratie britannique est, pour les Britanniques, le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres.». Car il avait appris au cours de son long passé colonial que le modèle démocratique britannique n’avait pas vocation à devenir universel.

Chaque État a une Histoire, une géographie et une démographie singulières, il est donc impossible d’imaginer que tous les peuples de la planète puissent, et/ou veuillent, adopter les mêmes règles de gouvernance, puissent, et/ou veuillent, répondre aux mêmes exigences en matière de démocratie.

C’est pourquoi il n’existe dans aucun pays un système démocratique qui aurait vocation à devenir universel.

Malgré tous les drames que cela a provoqué, les Occidentaux n’ont toujours pas compris que  le suffrage universel ne pouvait pas être imposé,  adopté, s’il n’était pas adapté.

Le suffrage universel, selon le principe “un homme une voix”, mène plus souvent à la guerre civile qu’à la démocratie et la paix, lorsqu’il est importé et imposé  sans discernement dans des États où cohabitent difficilement des populations qui vivent encore sur un mode tribal.

Le port du voile est le marqueur essentiel de l’islamisme triomphant

Avec  les « croisades » qu’ils ont lancées pour instaurer la démocratie en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), avec les résultats que l’on sait, les Occidentaux n’ont rien appris, ou plus exactement n’ont rien voulu apprendre, tant ils étaient persuadés que leur modèle démocratique finirait par s’imposer avec le temps.

En 2005, lorsque les négociations d’adhésion ont commencé avec la Turquie, les situations politiques et militaires afghanes et irakiennes n’étaient pas encore désespérées. D’autre part, le gouvernement turc tenait à l’époque à afficher vis à vis des Kurdes un grand et nouvel esprit de tolérance.  Les Européens ont donc ainsi pu croire à sa sincérité et à sa bonne volonté.

Persuadés que les dirigeants turcs partageaient leur souhait de faire aboutir les négociations, les plénipotentiaires de l’Union européenne ont tout fait pour les aider à lever les obstacles dont ils leur présentaient l’existence.

Il faut ici saluer l’habileté du Premier ministre turc qui a réussi à convaincre les Européens que le principal frein à l’adhésion de la Turquie était l’État profond kémaliste.

Pour tous ceux qui connaissaient bien la situation en Turquie et son histoire, la manœuvre de Recep Tayyip ERDOGAN était grossière et évidente.

Malheureusement, les négociateurs de l’Union européenne se sont laissés circonvenir par le Premier ministre turc, soit par naïveté, soit en raison de leur inculture, notamment leur abyssale inculture religieuse. Ils ont accueilli les doléances turques avec bienveillance, non par complaisance, mais parce qu’ils pensaient qu’elles étaient légitimement recevables.

À l’exception de la France, où la laïcité a été accouchée au forceps en 1905, dans presque tous les pays de l’Union européenne, le droit au port d’un voile pour une femme musulmane est considéré comme un droit essentiel, lié à la liberté religieuse.

Il n’est donc pas étonnant que les Européens aient laissé faire, voire soutenu, Recep Tayyip ERDOGAN dans son combat contre l’interdiction du voile dans les universités turques.

Il est triste et très regrettable que si peu d’observateurs occidentaux aient mesuré à l’époque [2008-2009] les graves conséquences que ne manqueraient d’avoir la modification du règlement intérieur des universités en matière de tenue vestimentaire.

Il faut remarquer en revanche le remarquable travail d’analyse effectué par Alexandre DEL VALLE, qui a été un des rares spécialistes a faire preuve d’une grande lucidité : La Turquie dans l’UE : « rempart contre l’islamisme » ou mort programmée du système kémaliste laïque ?

Le vêtement, est un marqueur identitaire essentiel, il a de tout temps été instrumentalisé comme signe d’appartenance à un groupe ou signe d’adhésion et/ou de soumission à une idéologie.

Le vêtement imposé est le moyen le plus simple permettant le contrôle des masses. Tous les totalitarismes ont eu recours à ce mode d’embrigadement. Les salafistes n’ont rien inventé. Ils utilisent simplement une méthode ancestrale connue comme étant l’un des outils de prosélytisme les plus efficaces.

Il est consternant que des intellectuels, se disant attachés à la laïcité et se prétendant experts du monde musulman,  aient oubliés les raisons pour lesquels tous les chefs d’États, ATATÜRK, NASSER, BOURGUIBA, etc, qui se sont efforcés d’affranchir les femmes en terre d’islam ont commencé par les affranchir du port du voile.

N° 125 Mustafa KEMAL ATATÜRK : interdiction du voile dans l’espace public.

N° 124 Égypte 1953 : quand NASSER se moquait du voile… C’était il y a plus de cinquante ans.

N° 126 En 1966, Habib BOURGUIBA invite les Tunisiennes à ôter leur voile.

Il est affligeant que si peu d’universitaires français aient compris et soutenu le combat que les universitaires turcs ont mené jusqu’au bout pour essayer de maintenir l’interdiction du port du voile dans les universités.

Comment le gaucho-islamisme a-t-il pu contaminer les cerveaux au point qu’un signe explicite d’asservissement puisse être désormais perçu comme licite par les partisans du droit à la différence tout comme par les défenseurs de la libération de la femme ?

Comment pouvait-on imaginer que ceux ayant eu, ou ceux qui avaient toujours, pour maître à penser TROTSKI allaient faire de la liberté religieuse une de leurs principales préoccupations?

La réponse à ces deux questions est tristement simple, si la gauche révolutionnaire se monstre soudain si soucieuse de la liberté religieuse, pour les musulmans, c’est parce que, son électorat traditionnel l’ayant abandonnée, les musulmans les plus intégristes représentent sa dernière réserve potentielle de voix.

Peu leur chaut que cela fasse le jeu des salafistes. Pour eux : leur révolution vaut bien une prière du vendredi.

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Singulier, le système électoral turc, grand incompris des Européens

La Turquie élit au niveau national un – président de la République -, et une assemblée parlementaire : La Grande Assemblée nationale de Turquie (Türkiye Büyük Millet Meclisi).

Le parlement monocamériste est ainsi le seul détenteur du pouvoir législatif. Mais pour garantir les principes fondateurs de la république laïque turque, définis par Mustapha Kemal ATATÜRK, le parlement a légifèré depuis 1924 sous la surveillance de la Cour constitutionnelle, et de son bras armé, au sens littéral, l’armée turque, reconnue comme garante ultime de la constitution, et donc de la laïcité.

Bien sûr le rôle singulier dévolu à l’armée dans le système parlementaire turc est resté inacceptable en Europe pour tous les théoriciens du droit constitutionnel qui méconnaissaient, ou qui voulaient méconnaître, les raisons de cette singularité.

La Turquie [780 000 km2] est née sur les ruines de l’Empire ottoman, alors qu’à la veille de son effondrement il avait encore une superficie 3 400 000 km2, après avoir eu à son optimum, en 1683, une superficie de 5 200 000 km2.

L’Empire Ottoman comptait  plus de 35 millions d’habitants en 1858. Le recensement de 1927 a évalué la population de la Turquie à 13 millions d’habitants.

C’est pourquoi les pères fondateurs de la République de Turquie n’ont pas eu pour première préoccupation de complaire aux constitutionnalistes des vieilles démocraties occidentales, qui venaient de finir de dépecer l’Empire ottoman, mais de doter leur pays, réduit de près des quatre cinquièmes, d’une constitution propre à contenir tous les velléités séparatismes, régionales, ethniques ou religieuses.

On peut reprocher à la constitution turque son manque d’orthodoxie, mais on doit lui reconnaître sa cohérence et son efficience au regard des objectifs que les pères fondateurs s’étaient fixés en fondant la République de Turquie.

Le kémalisme et l’armée turque n’ont  pas nuit au  développement économique et scientifique de ce pays musulman, bien au contraire. L’armée turque n’a pas cherché à garder le pouvoir pour elle, mais elle l’a toujours remis à des civils, sous réserve que ceux-ci ne veuillent pas le confisquer.

Certes la Turquie est loin d’avoir été, et d’être aujourd’hui, une démocratie parfaite, mais comparée à tous ses voisins au Moyen-Orient, elle reste le pays où la démocratie a été, et est encore le moins bafouée.  Le parti au pouvoir  depuis 2002, l’AKP, peut difficilement affirmer le contraire, malgré les jérémiades répétées du Premier ministre auprès de l‘Union européenne.

La nuit du dimanche 27 juillet 2007,en apprenant les résultats des élections législatives [23e législatives], en savourant la  nouvelle victoire du parti AKP, dont il avait été le principal fondateur,  Recep Tayyip ERDOGAN pouvait sérieusement croire à réalisation de ses rêves les plus fous, surtout si l’Union européenne continuait à se montrer à son égard aussi compréhensive et tolérante.
En 2007, la Grande assemblée comptait 550 membres (élus pour un mandat de cinq ans à la proportionnelle selon le système HONDT).  Pour les 23e élections législatives l’AKP a signé une nette seconde victoire en obtenant pour 47 % des suffrages, 341 sièges, soit 62 % des élus. Le CHP (Parti républicain du peuple), héritier du parti kémaliste historique, a lui obtenu pour 21 % des suffrages, 112 sièges, soit 20 % des élus. Le MHP (Parti représentant la droite extrême nationaliste) 14% des suffrages et 71 sièges. Il faut ajouter 26 sièges attribuer à des élus sans étiquette.

Lors des 22e élections législatives l’AKP avait signé une première victoire en obtenant pour 34,3 % des suffrages, 363 sièges, soit 66 % des élus. Le CHP avait obtenu avec 19,4 % des suffrages, 178 sièges, soit 32 % des élus. Il faut ajouter 11 sièges attribuer à des élus sans étiquette.

Il est très important de noter que tous les autres partis (plus de 6) ayant recueilli tous ensemble plus de 46 % des suffrages n’avaient eu droit à aucun siège. Car, pour qu’un parti soit représenté au parlement, il doit présenter un candidat dans au moins la moitié des provinces de la Turquie, il doit par ailleurs obtenir un minimum de 10 % des voix au niveau national. Cette disposition a pour but d’écarter de la représentation national les mouvances séparatistes.

Ceci explique que les partis qui ont obtenu plus de 10 % des suffrages puissent avoir un nombre de sièges très supérieur à ce qu’une stricte répartition proportionnelle leur attribuerait.

Ceci explique surtout pourquoi, et comment, l’AKP a pu arriver au pouvoir un an après sa création, et a réussi à le garder plus de 15 ans, bien qu’il soit resté longtemps minoritaire en voix, et deux fois en sièges.

En consultant la liste des législatures turques, on constate que les règles électorales appliquées en Turquie, conduisent à des résultats qui sont paradoxaux pour des électeurs européens peu au fait de la politique turque.

Ces paradoxes que méconnaissent la plupart des Européens, n’avaient bien sûr pas échappé à ceux qui avaient décidé de créer l’AKP avec  Recep Tayyip ERDOGAN. Les partis traditionnels qui avaient exercé très mal le pouvoir étaient de plus en plus déconsidérés et divisés. En fondant le nouveau parti, conservateur et religieux au niveau sociétal, mais moderne et entreprenant au niveau du discours politique et économique, l’AKP savait répondre à l’attente de nombreux électeurs, prêts à essayer un grand changement, prêts à se débarrasser d’une classe politique  usée et accusée de corruption.
Après 1999, après la  21e législature, les responsables politiques, qui allaient créer l’AKP en 2001, ont  compris que le système électoral  appliqué pour les législatives en Turquie pouvait être tout particulièrement favorable au  parti qui saurait le mieux s’en servir. Il fallait pour cela qu’un parti nouveau (l’AKP)  ou qu’une alliance nouvelle,  ait l’intelligence de se montrer le plus rassembleur possible,  et que ses concurrents et adversaires aient la bêtise de continuer à se diviser. Il ne pouvait cependant imaginer que leur entreprise pourrait être aussi vite couronnée de succès.
En 1999, avec les règles électorales appliquées en Turquie, les 5 partis ayant recueilli plus de 10 % de voix, avaient obtenu tous ensemble près de 81 %  du total des suffrages exprimés.

En 2002, seuls deux partis ont recueilli plus de 10 % de voix, et ils n’avaient obtenu à eux deux que 44 % des suffrages exprimés.

Ce qui explique que dès sa première participation sous son nom, l’AKP qui avait recueilli un tiers des voix, ait obtenu près des deux tiers des sièges. Notons que 4 des cinq partis qui avaient obtenu des sièges en 1999 [ DSP (136), MHP(129), FP (111), ANAP (86) et DYP (85)] n’étaient plus du tout représentés en 2002, [ AKP (363) et CHP (178) DSP (0), MHP(0), FP (remplacé par CHP), ANAP (0) et DYP (0)] .

Noter que Le Parti démocratique des peuples HDP n’apparaitra sur la scène politique turque qu’en 2012.

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En 2002, les Européens incapables d’analyser la victoire de l’AKP

Le 5 novembre 2002, à la suite de l’extraordinaire victoire de l’AKP, conduit à la bataille par Recep Tayyip ERDOGAN,  Le Monde titrait : En Turquie, l’arrivée au pouvoir des islamistes modérés de l’AKP est accueillie avec calme.

L’exceptionnelle prouesse réalisée par l’AKP à l’occasion de la 22e législature, n’a été rendue possible que par la sidérante indigence politique et tactique des partis traditionnels, qui se sont succédé au gouvernement pendant de longues années. Incapables de répondre à l’attente de leurs électeurs,

Malgré leurs échecs récurrents, ils avaient eu l’inconscience de croire qu’un parti religieux ne pourraient jamais accédé au pouvoir, ou que s’il y accédait , il n’aurait jamais la possibilité de changer l’ordre des choses en Turquie.

Le soir des élections législatives, malgré  leur humiliante et cuisante défaite, Ils ont continué à penser que la constitution, l’État profond et l’armée turque, restaient et resteraient l’ultime garantie de leur survie politique. Ils étaient persuadés que leur départ de la Grande assemblée de la Turquie ne serait pas un départ sans retour. Pour finir de se rassurer ils se rappelaient, dans la longue liste des Premiers ministres de Turquie, tous ceux qui avaient été sommés de se soumettre ou de se démettre, et de tous ceux qui n’ayant pas voulu obtempérer ont été débarqués manu militari.

Ils étaient eux-mêmes si fermement convaincus qu’il n’y avait pas lieu d’être inquiet, qu’ils étaient très convaincants. Tous ceux qui les approchaient, amis et journalistes,  ne tardaient à partager leur calme et leur sérénité.

C’est sans doute pourquoi la plupart  des correspondants de presse européens en Turquie ont  relayé les déclarations apaisantes de Recep Tayyip ERDOGAN, sans mettre en doute le moins du monde, la bonne foi de celui qui, lorsqu’il était maire d’Istanbul (1995-1998), avait affirmé « Je suis l’imam d’Istanbul ».

La correspondante du journal Le Monde n’a pas échappé à l’ambiance générale.  Nicole POPE écrit dans son article publié le 5 novembre 2002, un paragraphe qui, en 2020, laisse rêveur :

De nouveau, on serait tenté d’accuser la journaliste, les journalistes, de  complaisance . Ce serait faire une fois encore une erreur d’analyse.

Les journalistes aveuglés par l’a priori favorable qu’ils avaient pour l’adhésion  de la Turquie, ne cherchaient pas à être complaisants, ils étaient simplement devenus incapables de voir la réalité.

Soit ils connaissaient l’Histoire de la Turquie et de l’Empire ottoman, et d’évidence ils l’avaient oubliée, soit ils la méconnaissaient.

Combien connaissaient le nom et le visage des Premiers ministres qui avaient façonné la Turquie, qu’ils voulaient voir adhérer à l’Union européenne ? Ne parlons pas de leur appartenance politique !

Les Premiers ministres de la République de Turquie

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Les observateurs européens en Turquie, désarmés face à l’islam

Parmi les nombreux journalistes et observateurs européens envoyés en mission en Turquie durant les 20 dernières années, combien connaissaient l’héritage laissé à son pays par ATATÜRK à sa mort ?

Combien savaient qu’il était francophile et francophone, passionné par la révolution française, dont il voulait importer l’esprit et les réformes en Turquie ?

Que n’ont-ils lu le discours qu’il a prononcé à l’ambassade de France à Ankara le 14 juillet 1922 pour mesurer l’estime qu’il portait à la République française, et son amour de la France ?

Que n’ont-ils lu le livre de Jacques BENOIST-MÉCHIN publié en 1954 chez Albin MICHEL Mustapha Kémal ou la mort d’un empire ?

Ils auraient pu y trouver les nombreux propos virulents contre l’islam attribués à ATATÜRK ? Propos qui lui vaudraient aujourd’hui d’être condamné à mort, et assassiné,  comme un simple  journaliste de Charlie Hebdo. (voir en complément l’article publié en 2014 : ATATÜRK et la France – L’image d’un “bon dictateur”

Tous ceux qui veulent donner la Turquie d’ATATÜRK en exemple aux musulmans qui vivent en France pour les convertir à la laïcité à la française font preuve de naïveté et/ou d’ignorance.

Depuis qu’il n’a plus besoin de l’Union européenne pour asseoir son pouvoir personnel, le président ERDOGAN, qui n’est ni naïf ni ignorant, ne manque plus de rappeler, à tous les Turcs qui vivent en Europe qu’il faut qu’ils se méfient des mots. La plupart des Européens entendent la laïcité comme la liberté et/ou l’indifférence religieuse. Mais pour le président ERDOGAN le mot laïcité rime trop avec athée.

Répondant à Jean-Jacques BOURDIN qui l’interrogeait sur RCM (22 octobre 2020), François BAYROU a rappelé les principes laïcs en France : « la laïcité n’est pas une arme contre la religion ».

Les catholiques français ont mis plus d’un demi-siècle pour s’en convaincre. En Turquie, à en croire le résultat des élections,  les musulmans en sont de moins en moins convaincus.

En France, les exigences laïques sont paradoxalement de plus en plus rappelées et contestées, alors qu’elles sont, à l’évidence, de plus en plus méconnues et/ou incomprises.

En écartant le religieux et la religion de l’École à tout crin, sans discernement, on n’a fait progresser ni la paix sociale, ni la paix culturelle, par contre on a fait progresser l’inculture généralisée,  lit de toutes les incompréhensions, de tous les malentendus, de toutes les manipulations, et de toutes les violences.

Les journalistes européens vantent souvent la “laïcité en Turquie” sans la connaître, sans connaître les drames de son histoire, sa  singularité et sa fragilité.

La laïcité modèle turc et la laïcité modèle français, modèle d’origine, n’ont malheureusement de commun que le nom.  Tous ceux qui ont tenu à confondre les deux modèles ont commis une mauvaise action. Soit ils l’ont fait en toute connaissance de cause dans un esprit partisan, soit ils l’ont fait innocemment, donnant la preuve qu’ils ne savaient pas ce qu’est vraiment le principe laïc unique façonné en France à travers les siècles. (Voir La religion française de Jean-François COLOSIMO -2019)

Les Français sont très fiers de pouvoir affirmer que la laïcité est une spécificité française, qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs à l’identique. Ils en veulent pour preuve l’absence de mot correspondant spécifiquement à laïcité dans la plupart des autres langues.

En Europe laïcité et sécularisme sont souvent confondues. Presque toutes les langues de l’Union européenne traduisent ainsi le mot laïcité par sécularisme.

Laïcité et sécularisation Pierre HAYAT dans Les Temps Modernes 2006/1-2 (n° 635-636),

La sécularisation d’une société se reconnaît d’abord à l’affaiblissement de la religion dans les mentalités, les mœurs et les institutions. Avant de découler d’une volonté politique et de se traduire dans le droit, la sécularisation exprime la tendance des sujets sociaux à se dispenser d’une référence obligée à une appartenance religieuse. Pour apprécier le degré de sécularisation d’une société, on ne se demande pas si la religion est revendiquée par une majorité ou une minorité d’individus, mais si elle conditionne les comportements et contribue à façonner les liens sociaux.

Un tel effacement de la référence religieuse ne signifie cependant pas que la religion serait nécessairement rejetée comme illusoire ou aliénante.

La sécularisation indique plutôt une indifférence au religieux et un relâchement dans les pratiques cultuelles traditionnelles. On perçoit en elle un certain mode d’existence sociale, qui relève plus du vécu que d’une conception construite et consciemment assumée…

Mais pour les Français, comme pour les Turcs kémalistes, la laïcité c’est bien plus que le sécularisme à la mode anglo-saxone.

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Fin de l’article tel que mis en ligne le 27 octobre 2020

Laïcité : sécularisation contrainte et forcée de l’espace public

La laïcité à la française, c’est en quelque sorte la sécularisation contrainte et forcée de l’espace public où tout prosélytisme est déconseillé, voire prohibé. C’est ce qui explique que, depuis un siècle, contrairement aux Anglo-saxons, notamment les Britanniques, les Français et les Turcs kémalistes ont fait de la façon de se vêtir dans l’espace public une affaire d’État, au sens littéral du terme.

Sous toutes les latitudes, les façons de se vêtir, ou de se dévêtir, répondent à des codes sociaux que chacun peut respecter ou chercher à transgresser.

Dans aucune société, mêmes dans celles qui se sont toujours voulues les plus tolérantes, la liberté vestimentaire n’a été totalement sans limite et/ou sans interdit. En 2005, les Anglais, pourtant fiers d’être les plus libéraux en la matière, n’ont pas hésité à condamner sans ménagement le prince Harry, fils du prince Charles d’Angleterre, parce qu’il avait eu le mauvais gout de se déguiser en officier nazi lors d’une soirée costumée.

Nul n’a jamais été totalement indifférent au regard de l’autre, ni au paraître de ses semblables. De même, nul n’a pu s’exhiber partout , vêtu ou dévêtu, selon son seul bon vouloir.

La façon de s’habiller montre ce que l’on est, ce que l’on veut faire voir ou ce que l’on essaie de cacher. Elle peut aussi montrer, ce que l’on pense et ce en quoi l’on croit, ou ne croit pas.

Le vêtement, qui est un marqueur identitaire essentiel, a de tout temps été instrumentalisé comme signe d’appartenance à un groupe ou signe d’adhésion et/ou de soumission à une idéologie. L’uniforme ou le code vestimentaire imposé est le moyen le plus simple permettant le contrôle des masses. Tous les pouvoirs autoritaires, dont l’intégrisme religieux,  ont  eu, et continuent à avoir recours à ce mode d’embrigadement.

En France, avant d’en arriver à couper la tête du roi, le 21 janvier 1793, les révolutionnaires avaient voté la loi de Constitution civile du clergé le 24 août 1793. Car conscients du  lien organique qui unissait la France à l’Église depuis des siècles, ils avaient compris que, pour prendre le pouvoir temporel du roi, il fallait lui ôter la sacralité de sa fonction, en commençant par la fonctionnarisation des membres de l’Église, son Église.

En Turquie, depuis le XVIe siècle, le lien entre le spirituel et le temporel était encore plus évident puisque le califat et le sultanat étaient incarnés dans une seule et même personne.

C’est pourquoi, après la déposition de MEHMED VI, le dernier sultan de l’Empire ottoman, le 1er novembre 1922, après la création de la République de Turquie le 23 octobre 1923Mustapha Kemal ATATÜRK, déposa le cousin de MEHMED VI, qui venait d’être nommé calife, et signa la fin du calfat ottoman le 3 mars 1924.  L’islam sunnite turc passa alors sous le contrôle de la République, les imams devenant  des fonctionnaires du nouvel État.

La totale séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel est si difficile a réaliser qu’elle n’est restée le plus souvent, cocasserie de la longue histoire des hommes, qu’un vœux pieux. Tous les dirigeants, qui ont voulu affranchir leur pouvoir temporel d’une pesante tutelle religieuse, n’ont eu d’autre choix que de commencer à placer la religion majoritaire dans leur pays sous la tutelle de l’État.

Pour bien marquer ces inversions de tutelles, les hommes en place ont tenu à imposer des changements de codes vestimentaires, ou plus exactement tenu à abroger les conventions marquant l’ancien monde.

En France sous la IIIe République, les républicains les plus anticléricaux  n’ont cessé de railler les « accoutrements » des prêtres et des religieux, les plus radicaux voulant les défroquer de force. La lecture de leurs lettres d’intention est éclairante.
Pour eux, un homme en soutane n’était plus libre de penser, et n’était donc pas légitime pour enseigner la liberté de penser.

C’est pourquoi l’expulsion des congrégations religieuses, notamment des jésuites a été voté en 1880, deux ans avant la création de l’enseignement public laïc et obligatoire (1881-82).

En France, seuls les clercs, les religieux et les religieuses affichaient leur conviction religieuse dans leur façon de s’habiller.

En Turquie, il en allait tout autrement, les sultans avaient en effet imposé au XIXe siècle le port du fez pour les hommes de l’Empire ottoman. Porter le fez était à la fois un signe d’allégeance au sultan et pour les musulmans un signe de soumission à l’islam et au calife.

En interdisant le fez en 1925, ATATÜRK fit d’une pierre deux coups, car il obligea ainsi les hommes turcs à rompre avec leur culture politique et religieuse ancestrale.

En 1934, l’année même où il accordait le droit de vote aux femmes turques, il fit interdire le port du voile dans les administrations et les écoles publiques.

La séparation des églises est des États n’a pas été simple à mettre en place dans les pays de tradition chrétienne, mais l’Histoire prouve qu’elle n’était pas du tout impossible. Preuve en est la grande sécularisation actuelle de la plupart des constitutions des pays occidentaux.

Par contre la séparation du temporel et du spirituel en terre d’Islam, a été, et est toujours extrêmement problématique. C’est pourquoi, dans la plupart des pays de tradition musulmane l’Islam reste la religion de l’État.

En créant la République, ATATÜRK était conscient que séculariser son pays ne serait pas chose facile. Tous les politologues qui ont vanté, et vantent encore, la laïcité de la Turquie inscrite dans sa constitution, oublient que cette laïcité a été une laïcité introduite à pas comptés.

La constitution de 1924 dans sa version initiale stipulait dans l’article 2 : La religion de l’État turc est l’islam. La constitution de la Turquie ne déclare que l’État turc est laïc, qu’après avoir été amendée en 1937.

De son vivant ATATÜRK, se rendait compte que la laïcité turque était délicate et fragile, et ses fidèles savaient  déjà, qu’après sa mort il faudrait faire preuve de la plus extrême vigilance pour la faire vivre et durer.

À la suite de la réforme constitutionnelle de 1982, les kémalistes espéraient pouvoir sauver une fois encore l’héritage d’ATATÜRK. Mais alors, la poussée islamiste dans le monde arabo-musulman était déjà devenue si forte qu’il était devenu difficile de pouvoir l’endiguer avec une simple réforme constitutionnelle.

Grâce aux garde-fous qu’ATATÜRK avait prévu de placer pour encadrer la vie démocratique turque, les Kémalistes ont réussi jusqu’en 2002 à contenir les velléités islamistes qui survenaient régulièrement sous l’influence des wahhabites, des salafistes, ou des frères musulmans, et la bienveillance ou la complicité de l’Arabie saoudite.

Mais en 2002, les partis « laïcs » ont commis la funeste erreur de se diviser à l’extrême, alors que leurs opposants « religieux », qui attendaient leur heure depuis des décennies, sont allés groupés à la bataille électorale. La loi électorale turque, comme nous l’avons expliqué plus haut, a fait le reste. Les kémalistes et leurs alliés traditionnels n’avaient pas mesuré à quel point, partout dans le monde le monde musulman avait changé, sous l’influence d’internet et de la télévision du Quatar, Al Jazeera.

Ils n’avaient pas compris combien les réseaux sociaux avaient réussi à écorner l’image d’ATATÜRK en Turquie et dans l’ensemble du monde arobo-musulman.

Pour avoir une idée de ce que de nombreux musulmans reprochent depuis près d’un siècle au père fondateur de la Turquie il suffit de lire un des nombreux articles mis en ligne dans toutes les langues, dont l’un récent publié en 2017, en français : Mustafa Kemal ATATÜRK, l’homme qui voulait anéantir l’Islam

En 2002, les Européens n’avaient malheureusement pas mieux appréhendé les changements qui s’étaient opéré dans la tête de nombreux Turcs, notamment dans la tête des plus jeunes, garçons et filles.

Après les attentats du 11 septembre 2001, les Européens auraient dû s’interroger sur les raisons pour lesquels les Occidentaux, les États-Unis en premiers, suscitaient, tant de haine.

Une Europe qui se rêve en modèle envié, devenue un repoussoir

Malheureusement, les Européens avaient eu la faiblesse de croire que l’effondrement du système soviétique avait apporté la preuve incontestée de la supériorité de leurs valeurs.

Convaincus que l’Europe était un modèle envié par tous les peuples de la terre, ils étaient incapables d’imaginer à quel point elle était devenue un repoussoir. Ils ne mesuraient pas que la grande réussite économique et scientifique des vieilles démocraties européennes avaient été pour la plupart des peuples de la terre, source de frustration et d’humiliation.

Les blessures d’amour propre les plus anciennes, et celles qui demeuraient les plus vives, se trouvaient surtout dans le monde arabo-musulman.

En 1928, dans le nord-est de l’Égypte, fut fondée la Société des Frères musulmans, organisation transnationale islamique sunnite, en réaction contre la modernité importé d’Europe. Paradoxalement, alors qu’elle prônait la lutte non violente, la Société commença par se doter d’un appareil militaire.

Tant que les Frères musulmans, les salafistes et les wahhabites, de toutes obédiences, ne propageaient leurs idées et leurs pratiques qu’en terre d’islam, les Européens n’y prêtaient guère attention. Certains éprouvaient même une certaine empathie pour ceux qui étaient victimes de la répression des régimes « laïcs » au pouvoir.

Lorsque les premiers attentats terroristes ont eu lieu en Europe, ils n’ont voulu y voir que des actes singuliers, perpétrés par des individus isolés.

Fervents défenseurs des droits de l’homme, farouches opposant au racisme, les Européens se pensaient, et se voulaient, sans ennemis, ni à l’extérieur ni à l’intérieur de l’Europe.

Pour préserver la paix menacée par le communautarisme de plus en plus envahissant, les gouvernements européens ont tous voulu croire au bonheur de vivre dans une société multiculturelle pleinement assumée.

Les musulmans qui vivaient en Europe, mais ne voulaient surtout pas devenir européens, n’avaient plus qu’à se plaindre d’islamophobie pour être écoutés, et le plus souvent entendus.

Pour les islamistes, le multiculturalisme sans réserve et sans limite des occidentaux c’est du pain bénit.

Le sociologue, philosophe et chroniqueur canadien Mathieu BOCK-CÔTÉ analyse dans son livre Le multiculturalisme comme religion politique, l’inconséquence des Occidentaux face à l’islamisme.

« L’islamisme a un certain génie stratégique : il mise sur les droits consentis par les sociétés occidentales pour les retourner contre elles. Il se présente à la manière d’une identité parmi d’autres dans la société plurielle : il prétend s’inscrire dans la logique du multiculturalisme, à travers lui, il banalise ses revendications. Il instrumentalise les droits de l’homme pour poursuivre l’installation d’un islam radical dans les sociétés occidentales et parvient à le faire en se réclamant de nos propres principes. Il se présente à la manière d’une identité parmi d’autres qui réclame qu’on l’accommode, sans quoi il jouera la carte victimaire de la discrimination. C’est très habile. À travers cela, il avance, il gagne du terrain et nous lui cédons. Devant cela, nous sommes moralement désarmés. »

Les occidentaux sont indéniablement désarmés, mais leur désarmement n’est pas d’abord moral, il est essentiellement culturel. En effet dans les sociétés occidentales de plus en plus sécularisées, notamment en Europe, la déculturation religieuse des masses et des élites est telle que de moins en moins de personnes sont capables de différencier ce qui est du domaine d’une conviction religieuse profonde et ce qui n’est que du ressort de la manipulation, de l’endoctrinement et du contrôle communautaire.

Les pères de la loi de 1905, Jean JAURÈS et Émile COMBES avaient, eux, reçu une solide culture catholique, ils savaient donc parfaitement, ce qui était acceptable ou non pour Rome et pour l’Église de France. Leur laïcité était farouchement anticléricale, mais n’était nullement antireligieuse. Les bouffe-curés les plus intransigeants de l’époque allèrent d’ailleurs jusqu’à reprocher à Jean JAURÈS d’avoir laissé sa fille faire sa communion.

Les pères de la laïcité connaissaient bien la situation. En 1905, ils savaient que près de 90 % des enfants étaient baptisés, en Bretagne plus de 95 % dans certaines paroisses. En 1872 seuls 80 000 Français se déclaraient sans religion. La bataille pour la séparation de l’Église et de l’État était très loin d’être gagnée d’avance.  Pour faire respecter la loi, le gouvernement a dû faire intervenir massivement l’armée dans les diocèses les plus rebelles. Ce « détail » n’avait bien sûr pas échappé à ATATÜRK.

En 2020, aucun responsable politique français, fût-il de culture d’origine musulmane  ne sait, et ne cherche à en savoir autant de l’islam que ce que Jean JAURÈS savait du christianisme. Considérant le fait religieux comme un archaïsme condamné à disparaître, les élites françaises s’affichent ouvertement majoritairement athées et sont souvent méprisantes pour tous ceux qui ne le sont pas encore. Il est évident que, ouvertement « mécréants » et affichant leur fierté de l’être, ils sont peu enclins à étudier les subtilités de la religion créée par Mahomet. Leur « mécréance » et leur inculture religieuse, auxquelles les catholiques et les juifs de France pratiquants se sont depuis longtemps accoutumés, les condamnent à entretenir avec le monde musulman un dialogue de sourds et/ou des relations purement et dangereusement clientélistes.

En jouant de l’ignorance de leurs interlocuteurs, les islamistes ont ainsi beau jeu de faire passer pour sacrés les codes religieux dont ils sont les promoteurs et souvent les ré-inventeurs, alors que les pratiques qu’ils veulent imposer au monde musulman, puis à l’ensemble de la société ne relèvent pas des cinq piliers de l’islam.     

C’est-à-dire qui n’ont rien de central pour la foi des musulmans.

L’existence de Dieu

Aucun enfant n’abandonne totalement, à la porte de l’école, la culture, les convictions politiques et religieuses de sa famille. L’enfant n’est pas une pâte molle que l’enseignant peut pétrir à sa guise. Le maître qui a l’impérieuse obligation d’instruire ses élèves, a le devoir de respecter leurs convictions les plus intimes, si elles n’offensent en rien la loi, la morale républicaine et si elles ne sont pas contradictoires avec les théories scientifiques établies, c’est-à-dire non réfutées aujourd’hui (cf : La logique de la découverte scientifique, Karl R. POPPER, Édition Payot, 1973 : Une théorie scientifique doit être réfutable).

Or, une lecture de plus en plus partisane de la loi de 1905 sur la laïcité tend à lui donner aujourd’hui une interprétation fort différente de celles que ses auteurs ont voulu lui donner. En effet, contrairement à la plupart des sectateurs actuels de la laïcité, les rédacteurs de la loi, Émile COMBES  et Jean JAURÈS notamment, avaient une solide culture philosophique et religieuse qui leur évitait de tenir ceux qui font « le pari de Dieu » pour des êtres intellectuellement attardés. Ils connaissaient les «certitudes négatives» (Éditions Grasset, janvier 2010) avant que Jean-Luc MARION ne les eût formulées. Ils respectaient ceux qui croient au ciel et leur demandaient de respecter ceux qui n’y croient pas, car ils savaient que l’homme ne peut démontrer ni l’existence ni la non-existence de Dieu.

On peut trouver ridicule qu’une mère appelle son enfant, mon chou, mon lapin. On ne peut en déduire que l’amour pour son enfant n’existe pas.

La foi comme l’amour sont des sentiments intimes qu’il est très difficile de faire partager à ceux qui ne les ont jamais connus ou ne veulent pas les connaître. Celui qui aime son frère ne doute pas un seul instant de la réalité de son amour alors qu’il est bien incapable d’en prouver l’existence à autrui. De même, celui qui aime Dieu, son Dieu, ne doute pas de son existence (cf : Saint Augustin et la première Épître de saint Jean : une théologie de l’Agapè).

En pointant les contradictions des religions, des religieux et des croyants, on peut en déduire que la foi a ses faiblesses ; on ne peut pas en déduire que Dieu n’existe pas. Les quelques enseignants bien intentionnés qui ne pourraient s’empêcher d’essayer de convertir à l’athéisme les élèves qui, pour eux, vivent encore dans une « croyance archaïque » s’éloigneraient de l’idéal laïc originel et prendraient le risque d’allumer dans l’école, des querelles qu’on espérait révolues.

La laïcité française s’est construite en lutte contre le dogmatisme clérical. Pour que la laïcité garde aujourd’hui sa pertinence et son exemplarité, elle doit prendre soin de lutter contre le modernisme d’autorité qui devient à son tour un dogmatisme, comme si l’histoire avait retrouvé un nouveau sens unique.

Les sectes à caractère eschatologique (relatif à l’étude des fins dernières de l’homme et du monde) se développent de plus en plus. On assiste à une montée de l’irrationnel. C’est le rôle de l’enseignant de lutter contre cette tendance.

La laïcité ne doit pas être dogmatique, mais elle ne doit pas abdiquer devant le fait religieux. Dans les cas où la science est en contradiction avec la croyance, l’enseignant ne peut choisir que la science. Il n’y a pas une vérité du religieux et une vérité de la science qui pourraient être mises en concurrence. La foi, même éclairée par la raison, est une donnée personnelle tout à fait respectable, mais qui relève d’autres raisons que la science.

La science ne peut ni détruire ni conforter la foi qui se situe dans un domaine complètement étranger à ses préoccupations. Par contre, elle peut, et doit, dénoncer tous les obscurantismes et en particulier les visions téléologiques du monde qui sont à l’origine de tous les intégrismes.

Le savoir scientifique dénonce les superstitions, il place les religions dans le domaine uniquement spirituel, mais il n’a pas apporté à l’homme de certitudes, rendant finalement encore plus difficile sa position dans le monde.

Au cours du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, les philosophes ont contesté, et combattus comme contraires à la raison, les dogmes que le christianisme s’efforçait d’imposer à l’humanité entière depuis sa naissance. Mais rares parmi eux, étaient ceux qui mettaient totalement en doute l’existence de Dieu. Au XIXe siècle, les progrès considérables de la recherche scientifique, et la publication des  travaux de DARWIN, ont amené nombre de philosophes à déclarer que Dieu était mort, et pour certains d’entre eux à affirmer  qu’il n’avait jamais existé.

Les adeptes de la  Libre pensée (branche athée), apparue au milieu du XIXe siècle, et les partisans de la révolution bolchevique (1917), n’avaient aucun doute sur le triomphe à terme du matérialisme et de l’athéisme, inscrit selon eux dans le sens de l’Histoire.

Dés sa création, l’Union soviétique a ainsi cherché à faire de l’athéisme la religion du pays des travailleurs. 

La « science communiste » a été mise au service de l’athéisme. L’éducation des masses à un monde sans Dieu a été affichée comme une priorité par les différents gouvernements, le but étant de prouver l’essence athée du monde et l’incompatibilité radicale entre la science et la religion. Toutes les matières scientifiques ont été mobilisées à cet effet. En 1964, un décret a introduit l’athéisme scientifique comme nouvelle discipline obligatoire dans l’enseignement supérieur et annoncé la création d’un Institut de l’athéisme scientifique.

Depuis GALILÉE, on sait que science et religion ne font pas bon ménage. Le savant, astronome et physicien, a démontré que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, mais il n’a pas apporté la preuve de la non existence de Dieu.

Pierre-Simon de LAPLACE est célèbre pour une boutade par laquelle, devant Napoléon, il aurait relégué Dieu au rang de supposition. (Selon Hervé FAYE, ce n’est pas Dieu que LAPLACE traitait d’hypothèse, mais seulement son intervention en un point déterminé) :

« Comme le citoyen LAPLACE présentait au général BONAPARTE la première édition de son Exposition du Système du monde, le général lui dit : « NEWTON a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois. » À quoi LAPLACE aurait répondu : « Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. »

Arguant de ces célèbres exemples,  dans le monde occidental de plus en plus déchristianisé, nombreux sont ceux qui veulent en déduire hâtivement que, plus on est savant moins on peut croire, et on croit, en Dieu.

Cette idée est tellement répandue aujourd’hui en Europe dans certains milieux, que celui ou celle qui confesse croire ou douter en Dieu est suspecté d’indigence intellectuelle ou de fragilité psychique. Il est intéressant de noter que moins les gens ont de culture en sciences fondamentales, plus ils sont critiques vis à vis de ceux qui ne partagent pas leur athéisme, ou leur indifférence au surnaturel.

« Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène ». Cette citation attribuée à Louis PASTEUR n’a jamais été aussi pertinente. On peut  en effet vérifier que ceux qui convoquent le plus volontiers la science pour conforter leurs convictions athées, sont souvent  les moins aptes à démontrer les vérités scientifiques  auxquelles ils font référence. La quasi totalité de ceux qui affirment doctement  » on a démontré scientifiquement que ... » sont totalement incapables de reproduire la démonstration invoquée.  Ils sont donc réduits à faire benoitement confiance aux conclusions des travaux de chercheurs beaucoup plus savants qu’eux.

Contrairement à ce que cherchent à accréditer des esprits simples, mais mal informés, les plus grands savants qui ont marqué l’Histoire ne sont pas les plus athées. Ceux qui en doutent peuvent facilement le vérifier : Les scientifiques à la recherche de Dieu Les grands scientifiques croyants —  25 savants illustres confessent leur foi en Dieu.

La découverte astrophysique la plus révolutionnaire, celle qui interdit désormais toute lecture littérale de la bible et du coran, n’est pas l’œuvre d’un “mécréant “, cherchant à prouver que le récit de la genèse est une fable, loin s’en faut.

Difficile à croire, mais vrai, le père du Big Bang(1927), l’astrophysicien Georges LEMAÎTRE était chanoine. Il fut  même nommé en 1960 par le pape Jean XXIII,  président de l’Académie pontificale des sciences.

Opposer Dieu à la science, ou la science à Dieu, est vain. Il serait temps que les croyants et les incroyants aient l’intelligence de chercher à vivre en paix, plutôt que de chercher à avoir raison, dans un domaine où la raison trouve ses limites. Nous invitons tous ceux qui n’ont pas encore compris l’inanité de cette disputatio à regarder la vidéo : Luc FERRY, Dieu et la science.

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La foi et la raison

Dieu est insaisissable, Dieu se cache, il se cache tellement bien qu’on peut légitimement douter de son existence.  En revanche, pour le meilleur et pour le pire,  les religions se montrent et ont pour ambition de se montrer le mieux possible, et le plus possible. La science ne sait rien de Dieu, par contre elle sait tout ce qui dans les dogmes religieux heurte la raison.

Les trois grandes  religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam ont été confrontés tout au long de leur existence au même dilemme, comment conjuguer foi dogmatique, et raison.

Le judaïsme, religion mère de ces trois religions révélées, a dès son origine convoqué la raison, pour faire une lecture herméneutique et exégétique, et jamais littérale des textes bibliques.

En lisant les Homélies sur la Genèse d’Origène (185253), on peut constater qu’au IIIe siècle l’un des tous premiers pères de l’Église avait déjà pleine conscience qu’une lecture littérale de la bible était une insulte à l’intelligence :

« Quel est l’homme de sens qui croira jamais que, le premier, le second et le troisième jours, le soir et le matin purent avoir lieu sans soleil, sans lune et sans étoiles, et que le jour, qui est nommé le premier, ait pu se produire lorsque le ciel n’était pas encore ?

Qui serait assez stupide pour s’imaginer que Dieu a planté, à la manière d’un agriculteur, un jardin à Eden, dans un certain pays de l’Orient, et qu’il a placé là un arbre de vie tombant sous le sens, tel que celui qui en goûterait avec les dents du corps recevrait la vie ?

« … À quoi bon en dire davantage lorsque chacun, s’il n’est dénué de sens, peut facilement relever une multitude de choses semblables que l’Écriture raconte comme si elles étaient réellement arrivées et qui, à les prendre textuellement, n’ont guère eu de réalité. »

Les rationalistes de stricte observance peuvent facilement relever nombre d’inepties auxquelles les chrétiens ont voulu croire et faire croire, mais ils ne peuvent pas affirmer, comme certains se laissent aller à le faire, que les chrétiens ont été des ennemis de la raison, de tout temps.

Plusieurs théologiens et savants, Saint AUGUSTIN au IV et Ve siècle, Saint Thomas d’AQUIN au XIIIe siècle, Blaise PASCAL au XVIIe siècle, TEILHARD de CHARDIN au XXe siècle, n’ont eu de cesse d’interroger leur foi à la lumière de la raison.

À la veille du XXIe siècle, en 1998, le pape Jean-Paul II a publié l’encyclique Fides et ratio dont la phrase introductive est : « Fides et ratio binæ quasi pennæ videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus. » « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. »

Ce qui définit les relations entre la foi et la raison sur le plan de la philosophie chrétienne.

Dans le monde arabo-musulman, dès le ixe siècle, existaient des centres d’enseignements spécialisés de très haut niveau.  On peut lire sur le site Islam & fraternité : La civilisation arabe est à l’origine de deux au moins des grandes institutions modernes : l’hôpital et l’observatoire. Il est fort probable qu’on lui en doive aussi une troisième: l’université.

Les universités qui apparaissent en Europe à partir du XIIe siècle, doivent certainement peu au monde musulman en matière d’organisation, en revanche il est acquis que les croisades, qui se sont déroulées entre le XIe et le XIIIe siècles, ont permis aux chrétiens de découvrir, ou de redécouvrir, de très nombreux écrits scientifiques et philosophiques, trésors que les enseignants et les savants européens sauront faire fructifier.

La réflexion est un des thèmes les plus récurrents du Coran, le texte sacré des musulmans. Rien d’étonnant donc que, jusqu’au XVIIIe siècle, les plus grands esprits de l’islam n’aient jamais imaginé qu’il puisse y avoir un conflit entre foi et raison, entre foi et savoir.

On ne sait si c’est la cause ou la conséquence du désamour du monde musulman pour le savoir et la science, mais c’est précisément au moment où les européens entraient dans le siècle des Lumières, que le fondamentalisme wahhabite a fait son apparition.

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En deux siècles, le fondamentalisme musulman n’a cessé de progresser et d’imposer une vision obscurantiste, littéraliste et intolérante de l’islam. Au XXe siècle, cette progression a été contenue, par la Turquie kémaliste et les pays arabes qui aspiraient à entrer dans la modernité, pour arriver à combler les retards accumulés en science et en économie.

Mais à la suite des politiques inconséquentes menées par les Occidentaux, sous la houlette des Nord-américains, la disparition ou l’affaiblissement des États, qui s’opposaient le plus fermement à leur développement, a permis aux divers mouvements fondamentalistes musulmans d’imposer rapidement et massivement leurs vues en terre d’islam, puis aussi dans les pays « mécréants ».

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Empire ottoman, Arabie Saoudite, terras incognitas des Occidentaux

Comment le fondamentalisme, notamment wahhabite, a-t-il réussi à s’imposer dans l’islam sunnite, comment est-t-il est arrivé à dresser, en une centaine d’années, presque l’ensemble du monde musulman contre les non-musulmans ?

Cette réussite cultuelle, culturelle et géopolitique, est si étonnante, était si improbable, qu’elle mérite absolument d’être étudiée et surtout comprise.

L’histoire commence au cœur de la péninsule arabique au XVIIIe siècle, ou plus exactement recommence. En effet le wahhabisme a ses racines, dans les mêmes terres que celles où l’islam a pris naissance 11 siècles plus tôt. Mahomet est né à la Mecque vers 570. Mohamed ibn abd AL-WAHHAB, le théologien père du wahhabisme, est né en 1703 à Uyayna (à 30 kilomètres de Riyad). Le chef de guerre, chef de tribu, qui a fondé la dynastie des SAOUD, Mohammed ben SAOUD ben Mohammed Al Mouqrin, est né en 1710 à Dariya (à 20 kilomètres de Riyad).

Sans AL WAHHAB pas d’Arabie Saoudite, et sans Ibn SAOUD pas de Wahhabisme, car c’est le pacte conclu entre le prédicateur et le guerrier chef de tribu, après qu’ils ont marié leurs enfants, qui a rendu possible en moins de 300 ans la réussite du wahhabisme et celle de l’Arabie Saoudite.

Pour mesurer la valeur de la performance, la comparaison de l’évolution de la France et de l’Arabie Saoudite est éclairante. Plus de mille ans pour faire la France, moins de deux cents ans pour faire l’Arabie Saoudite.

Lorsque Mohamed Ibn SAOUD et Mohamed Abdal-WAHHAB décident d’unir leurs destins, ils ne sont rien, et ils n’ont rien. Rien qui puissent laisser imaginer qu’à eux deux ils vont arriver bouleverser l’islam.

Certains musulmans présentent aujourd’hui le prédicateur du tandem comme un grand théologien, alors que le père du wahhabisme, ne s’est jamais encombré de grandes et savantes recherches. Il a peu pensé et encore moins écrit (son principal ouvrage, Le livre de l’unicité divine ne contient que 50 pages).

Les Saoudiens veulent faire du père de la dynastie SAOUD un grand stratège. Un grand pourfendeur, assurément, un grand stratège militaire, cela reste encore à documenter.

Le théologien n’était pas Saint Thomas d’Aquin, le chef de guerre n’était pas Alexandre, pourtant à eux deux ils ont réussi à vaincre et convaincre toutes les tribus qui se sont trouvées sur leur piste.

Comment expliquer l’efficacité de leur collaboration, comment comprendre le succès de leur entreprise?

L’Empire ottoman aux portes de Vienne en 1683

C’est en 1744, à Dariya, que le premier État saoudien a pris naissance. À cette date l’Empire ottoman était encore omniprésent et omnipotent au Moyen-Orient, à une notable exception près, le centre de la péninsule arabique. C’est précisément, à partir de cette région, où il s’est ancré, que le Wahhabisme est parti en guerre contre le sultanat et le califat de Constantinople, qui, rappelons le, étaient confondus en un même pouvoir, et étaient incarnés en une seule personne, depuis le début du XVIe siècle.

  • Le 29 août 1517 à Alep, après les prières dites en son nom, le sultan , Selim Ier fut déclaré calife. Selim envoya immédiatement à Constantinople  les objets sacrés, l’épée, la robe, l’étendard et des dents du prophète, et transforma la ville en centre du califat. Cette proclamation violait manifestement la tradition arabe et plusieurs hadiths qui stipulaient que le calife devait toujours être un membre de la tribu mecquoise des Quray.

La péninsule arabique est le berceau de l’islam. Mahomet est né là, le Coran, l’arabe littéraire, viennent de là, Médine, La Mecque, les lieux les plus saints sont là. C’est pourquoi parmi les arabes qui vivaient au cœur de cette immense zone géographique, ceux qui n’avaient jamais accepté de se soumettre à l’Empire ottoman, refusaient continument que ce soient des califes-sultans turcs qui prétendent s’ériger seuls en protecteurs des croyants et en gardiens-propriétaires exclusifs des lieux saints.

Le wahhabisme et la révolte du clan SAOUD contre le pouvoir ottoman représentent l’avers et le revers d’une même pièce : le nationalisme arabe.

Le wahhabisme est certes un mouvement religieux de l’islam sunnite, une forme de salafisme revendiquant un retour aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane à l’époque du prophète Mahomet, à l’époque des « pieux ancêtres » (al-Salaf al-Ṣāliḥ ), mais il est aussi, et peut être avant tout, l’expression de l’exaspération de tribus arabes en conflit pendant des siècles  avec l’Empire ottoman, conflit politique et militaire, devenu parallèlement  conflit religieux.

Menacé au Nord par la Russie, menacé au Sud par les bédouins du Moyen-Orient qui voulaient s’affranchir de sa pesante tutelle, l’Empire ottoman a entamé son déclin, et est entré dans une crise existentielle, plus d’un demi-siècle avant que le wahhabisme prenne son essor.

À l’heure où l’Empire se mettait à douter, fasciné par l’Europe occidentale et sa modernité, le wahhabisme prônait une lecture littérale archaïque des textes fondateurs de l’islam, le Coran et la Sunna, et postulaient que l’interprétation wahhabite était la seule légitime.

Pour la plupart des Occidentaux, l’histoire de l’Empire ottoman se résume à quelques dates : Chute de Constantinople (1453),   Siège de Vienne (1529),   Bataille de Lépante (1571),   Siège de Vienne (1683).

Croyants passer pour des bons élèves, certains ajoutent : Prise de Grenade (1492). C’est bien sûr une erreur, mais elle est tellement commune, qu’il faut en donner l’origine. Dans l’imaginaire des Européens islam, musulmans et Empire ottoman ne font qu’un. Les professeurs d’Histoire ont tellement insisté pour rapprocher la date de la chute de Constantinople de celle de la prise de Grenade, que seuls ceux qui se sont donnés le mal d’approfondir le sujet comprennent que ce sont des Turcs qui ont pris Constantinople, et que se sont des Arabo-Andalous qui ont été chassés de Grenade, des musulmans certes, mais qui n’avaient aucun lien avec l’Empire ottoman.

La confusion est telle que, sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes s’interrogent pour savoir pourquoi l’Empire ottoman triomphant et tout puissant n’est pas venu porter assistance aux musulmans de Grenade (voir : Andalousie et Empire ottoman sur le forum Histoire). Pour mémoire, rappelons que Grenade qui n’a jamais fait partie de l’Empire ottoman est à plus de 5 000 kilomètres du Bosphore, soit à des semaines et des semaines de navigation, pour être prévenu, et autant pour venir porter secours.

Souvent ignorants de l’Histoire de l’Empire ottoman, les Européens méconnaissent encore plus l’évolution de sa démographie et de sa superficie. S’ils la connaissaient, ils comprendraient mieux pourquoi en Turquie la fierté nationale est un sentiment si puissant et tant partagé.

L’Empire ottoman du début  (1299) à la fin (1923)

 Avant que le président ERDOGAN le fasse aujourd’hui, le président ATATÜRK hier a fortement exalté chez ses concitoyens la fierté qu’ils devaient garder d’être turcs, héritiers d’un grand peuple au passé on ne peut plus glorieux.

À l’heure où les responsables politiques des partis de gouvernement français vantent l’Union européenne comme une France en grand, le président turc actuel, vante la Turquie comme un Empire ottoman en petit.

Le nationalisme est la nostalgie d’une grandeur passée, réelle et/ou fantasmée, c’est la fidélité à un héritage, qui fait obligation aux légataires de se montrer dignes des ancêtres qui le leur ont transmis.

Les Européens ont appris dans la douleur que le nationalisme exacerbé conduisait à la haine des autres. Pour conjurer leurs vieux démons qui les ont menés si souvent à la guerre, les fondateurs de l’Union européenne ont fait de la lutte contre le nationalisme l’une de leurs priorités, à l’intérieur de l’Europe.

En bannissant la pensée nationaliste de leur espace mental propre, les Européens ont oublié que le nationalisme restait le ressort implicite ou explicite le plus puissant de l’Histoire. C’est pourquoi ils ont tant de mal à comprendre comment  se sont faits les empires, et encore plus comment ils se sont défaits.

L’Empire ottoman en 1914 – à la veille de sa dislocation

En 1900, l’Empire ottoman entama sa descente au tombeau. En 14 ans, sa superficie se réduisit de moitié, passant de 3,4 millions de kilomètres carrés à moins de 2 millions.

À la veille de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman avait perdu les deux tiers de sa superficie et la moitié de sa population, optimales. 

Le sultan-calife turc, qui régnait alors à Constantinople sur les restes de l’Empire, se rassurait probablement, en pensant que tout n’était pas perdu puisque les ottomans conservaient encore sous leur coupe, La Mecque, Médine et Jérusalem, les trois lieux les plus saints de l’islam.

Malheureusement pour lui et pour l’Empire ottoman, à l’heure où le sultan turc se croyait encore calife, la plus haute autorité religieuse dans l’islam sunnite, les tribus bédouines arabes avaient entrepris de redoubler d’effort pour chasser définitivement les derniers turcs, et leurs soutiens, qui restaient dans la péninsule arabique.

En 1902, Abdelaziz ben Abderrahmane Al SAOUD lança à partir de la région actuelle du Koweït, la reconquête de Riyad, la capitale ancestrale de la dynastie des Al SAOUD, alors occupée par la famille rivale Al RACHID. Après cette conquête, il entreprit d’étendre peu à peu son autorité sur l’ensemble de l’Arabie actuelle, et d’imposer le wahhabisme à toutes le tribus soumises.

Avant de parvenir définitivement à leurs fins, les SAOUD ont dû faire la guerre à l’Empire ottoman sans interruption pendant près de deux siècles.

Le premier État saoudien, constitué vers 1744, trop instable, disparut en 1818.

Le second État saoudien, fondé six années plus tard en 1824, disparut lui aussi en 1891.

Pour que le Royaume d’Arabie saoudite soit enfin viable durablement, il fallait que tous ceux qui s’opposaient à la prise du pouvoir par les SAOUD soient préalablement réduits à l’impuissance.

Pendant 200 ans ces conditions ne purent jamais être réunies. En signant la fin de quatre des six empires qui façonnaient l’Europe jusqu’alors, la Première Guerre mondiale ouvrit enfin à la famille Al SAOUD le chemin du pouvoir.

Après avoir conquis les trois quarts de la péninsule arabique, après avoir repris La Mecque et Médine en 1924, la dynastie Al SAOUD put finalement créer son royaume, le 22 septembre1932.

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L’or rend fou, l’or noir rend plus fou encore.

À la veille de la guerre, les Empires centraux (Empire allemand et Empire austro-hongrois) d’une part, et les Empires de la triple entente (Empire britannique , Empire français et Empire russe) d’autre part, étaient liés par des accords de défense leur faisant obligation de porter assistance militaire aux Empires partenaires.

Ce sont précisément ces alliances, scellées pour préserver la paix, qui vont précipiter l’Europe et le Moyen-Orient dans une spirale infernale conduisant à une guerre mondiale.

L’assassinat le 26 juin 2014 du prince François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse à Sarajevo (Empire austo-hongrois) par un jeune nationaliste serbe originaire de Bosnie, constitua l’événement prétexte que les Empires centraux attendaient pour pouvoir déclarer la guerre aux Empires de la triple entente, qu’ils trouvaient par trop envahissants économiquement et géopolitiquement.

C’est ainsi que :

Le 28 juillet, l’AutricheHongrie déclara la guerre à la Serbie, le 1er août, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie, le 3 août, l’Allemagne déclara la guerre à la France, le 4 août, le Royaume-Uni déclara la guerre à l’Allemagne, le 6 août, l’AutricheHongrie déclara la guerre à la Russie, le 11 août la France déclara la guerre à l’AutricheHongrie, le 13 août, le Royaume-Uni déclara la guerre à l’AutricheHongrie, le 23 août, le Japon déclara la guerre à l’Allemagne.

La Guerre de Crimée (18531856) était loin, l’Empire ottoman, l’homme malade de l’Europe, conscient qu’il ne pouvait plus compter sur la France et la Grande-Bretagne pour arrêter une nouvelle fois les Russes, crut trouver son salut en signant le 2 août 1914 un traité secret d’alliance avec la Triplice. Jusqu’en octobre, alors que l’Empire se défaisait chaque jour un peu plus, il tenta de se montrer neutre, bien qu’entrainé inexorablement dans la tourmente.

Cette neutralité de façade, ne pouvait pas faire longtemps illusion, tant la connivence et la coopération des Turcs et des Allemands étaient devenues évidentes depuis des dizaines d’années.

Le 3 novembre 1914, la France et le Royaume-Uni finirent par déclarer officiellement la guerre à l’Empire ottoman.

Avant la Première Guerre mondiale, attaqué sur tous les fronts, miné par les divisions internes, depuis au moins 50 ans, l’Empire ottoman devait faire face à tant de problèmes, qu’il était déjà voué à disparaître.

Lorsque la guerre éclata, les chances de survie de l’empire, créé par les Ottomans six siècles plus tôt, étaient très minces, mais si, comme cela semblait très probable, l’Allemagne et l’AutricheHongrie sortaient vainqueurs du conflit, restait quand même un tout petit espoir.

Espoir bien illusoire, on le sait aujourd’hui, car l’importance que le pétrole avait prise dans le monde depuis 1910, en devenant la matière première stratégique la plus recherchée, condamnait l’Empire ottoman à mourir, à très brève échéance.

« L’Histoire ne repasse pas les plats » – traduction libre en turc : « Tarih aynı yemeği iki kez sunmaz ». Cette phrase de Louis-Ferdinand CÉLINE devrait être écrite sur la tombe de tous les sultans qui ont précédé Mehmed VI, 36e et dernier sultan ottoman (19181922).

L’Histoire est en effet très cruelle, elle ne donne pas de deuxième chance à ceux qui ont laissé passer la première.

L’industrie pétrolière est née en Roumanie. La première raffinerie de pétrole a été construite en 1857 à Ploieşti, à 60 kilomètres au Nord de Bucarest, à 700 kilomètres d’Istanbul (Constantinople). La Roumanie fut ainsi en 1857 et 1858 le premier pays producteur de pétrole au monde, avant d’être rejoint par les États-Unis (Pensylvanie) dès 1859, et la Russie en 1861, avec le gisement de  Boryslav  actuellement en Ukraine.

Après la ruée vers l’or en Californie qui dura environ huit ans (18481856), en 1859 commença pour les Américains la ruée vers l’or noir. Une ruée « mondiale » qui, elle, n’est toujours terminée.

Alors qu’aux États-Unis, l’importance économique et stratégique qu’aurait le pétrole fut rapidement comprise par les industriels, les politiques, les banquiers et les militaires, à Constantinople, les grands vizirs se montrèrent incapables de saisir LA chance de l’Empire ottoman.

La Roumanie ne s’émancipa de la tutelle ottomane qu’en 1878, année de son indépendance plénière. Les responsables économiques et politiques ottomans eurent donc 20 ans pour sauvegarder ou partager les puits de pétrole roumains.

À la fin du XIXe siècle, et moins encore au début du XXe, l’importance capitale du pétrole ne faisait plus débat dans les pays les plus industrialisés et les plus avancés scientifiquement. Chaque année, de nouvelles nappes pétrolifères étaient découvertes, partout dans le monde. Il était donc hautement probable qu’en forant dans les couches géologiques de leur vaste Empire les Ottomans finiraient assez vite par trouver de l’or noir, eux aussi.

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La foi des musulmans a aussi le droit d’être éclairée par la raison

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La Turquie kémaliste, laïque et féministe, incomprise et trahie par l’Union européenne au nom de ses valeurs, défaite dans les universités

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Les Européens n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

En 2017, on pouvait constater dans le rapport d’information du  Sénat français que  sur les 16 chapitres ouverts à négociation, après 11 ans,  le seul et même chapitre 25 était clos. [Les relations entre l’Union européenne et la Turquie : état des lieux (rapport d’information du Sénat) du 6 juillet 2017)].

En 2020, peu  d’Européens pensent encore que le président  ERDOGAN veut vraiment que la Turquie adhère à l’Union européenne. Par contre,  il y a 15 ans, tous le croyaient, et beaucoup le craignaient, car le Premier ministre ERDOGAN, afin d’arriver au pouvoir et  afin de le garder, a tout fait pour que les Européens et les Turcs le croient.

Aujourd’hui, il faut malheureusement se rendre à l’évidence, Recep Tayyip ERDOGAN n’a jamais vraiment cru, lui, à la possibilité d’adhésion de son pays à l’Union européenne. Il n’y a jamais cru parce que sachant les objectifs politiques qu’il voulait atteindre, il savait qu’ils étaient totalement incompatibles avec une éventuelle adhésion.  Maintenant qu’il a acquis presque tous les moyens de faire la politique de ses rêves,  il cache de moins en moins le fond de sa pensée.

[Le 28 octobre 2020, 17 H45, J-M. M., Rodez :  Ça y est, j’ai fini la lecture de cet article, une heure et demieCe long article est passionant car il permet de bien comprendre comment le président ERDOGAN a pu prendre et garder le pouvoir, grâce à la naïveté et l’inculture des Européens.
[Le 27 octobre 2020, 20 H05, J. M., Carnon] :  Accord complet –  Amitiés

[Le 20 août 2020, 15 H35, S. Ö., Istanbul] :  En 1900, un habitant sur quatre de l’Empire ottoman était chrétien. En 2020, on  évalue le nombre total des chrétiens en Turquie à 400 000, sur une population de plus de 83 000 000  d’habitants, soit  un habitant sur plus de deux cents.