N° 029 « Comment l’impensable est arrivé »

Depuis 2002, les journalistes et les experts ont trop souvent manqué de clairvoyance.

L’élection présidentielle française de 2002 est restée dans toutes les mémoires. Le samedi 13 avril 2002, interrogé sur Europe 1 une semaine avant le premier tour, le patron de Libération expliquait sentencieusement que le second tour serait sans surprise.

À la surprise générale, le premier tour a placé en tête Jacques CHIRAC (19,88 %) et Jean-Marie LE PEN (16,86 %). Lionel JOSPIN arriva en troisième position avec 16,18 % des voix. Ce résultat s’explique en partie par la division de la gauche plurielle et par les bons scores réalisés par l’extrême gauche, mais il s’explique surtout par une très faible participation des électeurs des deux principaux partis de gouvernement, dont selon les innombrables sondages, et selon Serge JULY, seuls les candidats pouvaient se faire élire.

À la lecture de l’article publié le lundi 22 avril dans Libération, ICEO rédigea un billet d’humeur, mis en ligne sur l’ancien site web de l’Institut en 2012. En 2019, après deux nouvelles surprises pour les journalistes, le Brexit et l’élection de Donald TRUMP il est très intéressant de relire cet article.

Ce bon monsieur JULY !

Lundi 22 avril, dans une “ savante ” analyse , le journal “ Libération ” titre sous la plume de monsieur Jean-Michel THÉNARD : “ Comment l’impensable est arrivé, les électeurs ont refusé un scénario écrit d’avance ”. Ainsi le journal du bon monsieur JULY avoue n’avoir jamais pensé l’impensable. Les sondages une fois de plus sont mis en accusation, accusés d’avoir trompé le bon monsieur JULY ainsi que tous les chroniqueurs politiques installés.

Pourtant les sondages ont très honnêtement indiqué pendant plus de 6 mois que l’immense majorité des Français ne voulait plus ni CHIRAC ni JOSPIN et dans les dernières enquêtes d’opinion que le candidat LE PEN faisait une impressionnante montée. L’impensable était donc pensable pour un observateur non partisan. Il n’était pas difficile d’imaginer que les courbes des deux favoris données jour après jour à la baisse risquaient de croiser celle de Jean-Marie LE PEN donnée à la hausse. Oui mais voilà, pour pouvoir penser l’impensable il faut avoir l’esprit libre de tout a priori. Il faut ne pas avoir écrit durant de nombreux mois qu’on connaissait bien sûr déjà les finalistes et que la seule question importante était celle de l’âge du capitaine. Avec quelle suffisance et quelle arrogance a-t-on entendu le bon et omniprésent monsieur JULY répéter sur les ondes (notamment Europe 1 le samedi 13 avril 2002) qu’il ne pouvait pas y avoir de troisième homme. Il ne pouvait pas y avoir de troisième homme parce qu’il ne le voulait pas. Il ne le voulait pas parce que l’apparition d’un troisième aurait fait la démonstration que tout ce que le bon monsieur JULY raconte péremptoirement depuis des années n’est qu’un tissu de banalités et de sornettes.

Les chroniqueurs politiques français déformés à la même école se sont fait une spécialité d’expliquer la course politique de la veille ; en ne s’autorisant aucun pronostic définitif avant l’arrivée des chevaux. Vivant dans une bulle médiatique, complètement coupés des réalités quotidiennes des Français, incapables de comprendre le monde qu’ils croient façonner en reproduisant à l’envi des analyses politiques pré-formatées par des ateliers politiques fonctionnarisés, ils viennent de nous montrer de façon éclatante que leur suffisance n’a d’égale que leur incompétence. En persuadant tous leurs lecteurs que le premier tour était joué d’avance, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de premier tour, ils ont provoqué le séisme dont ils veulent aujourd’hui rejeter toute responsabilité, et fait que c’est le deuxième tour qui devient sans surprise.

Le rejet massif des deux principaux responsables politiques de ces sept dernières années appelait à la recherche d’une troisième voie capable de canaliser l’immense colère du peuple et de lui proposer une alternative constructive. L’établissement politique et médiatique a massivement et férocement combattu ce projet, en le ridiculisant. En dehors de la gauche et de la droite traditionnelles : rien ! Eh bien si ! L’extrême droite !

Rien ne sert aujourd’hui d’insulter les électeurs de LE PEN en les traitant de salauds. Les vrais salauds ce sont ceux qui ont permis que ce vote apparaisse à de trop nombreux électeurs comme la seule façon de se faire entendre, la seule façon de hurler : “ écoutez-nous, arrêtez de décider ce qui est bon pour nous sans nous consulter, arrêter de nous parler comme à des enfants ! ”.

De nombreux socialistes veulent faire porter à Jean-Pierre CHEVÈNEMENT la défaite de la gauche. Leur colère et leur dépit les rendent amnésiques. Pourtant il me semble bien avoir entendu les avertissements solennels de l’ancien ministre de l’intérieur sur l’impatience et la fureur des Français devant la politique du pareil au même qu’ils subissent depuis sept ans. La fameuse RTT (Réduction du Temps de Travail) qui devait faire le bonheur des masses laborieuses, a non seulement été mal vécue par de très nombreux travailleurs, mais elle est l’une des causes de l’élimination du candidat JOSPIN dès le premier tour. Les principaux bénéficiaires des 35 heures, qui auraient logiquement dû voter pour celui qui les leur avaient accordées, se sont retrouvés massivement parmi les abstentionnistes volontaires ou forcés pour cause de non-procuration. Entre le devoir de citoyen et les congés à la campagne les électeurs ont fait le choix que l’on sait.

 

Jean-Pierre CHEV ÉNEMENT ayant abandonné la majorité plurielle depuis plus d’un an il est difficile de l’accuser de trahison. En revanche les candidatures HUE et MAMÈRE membres affichés de la gauche “ perinde ac cadaver ” ont indéniablement affaibli le candidat socialiste dont chacun pouvait constater qu’il était mal en point. La candidature TAUBIRA qui a été voulue par le Directeur de la Dépêche du Midi, monsieur BAYLET a, à elle seule, stérilisé le double des voix qui manquèrent à Lionel JOSPIN pour pouvoir rester au deuxième tour. Les trois candidats qui avaient annoncé dès le début de la campagne leur intention de soutenir le candidat socialiste pour la finale voulaient ancrer bien à gauche la probable candidature socialiste du deuxième tour, on connaît le résultat.

                                                                                              Paul CLÉVELOT

                                                                                                     Montpellier, le 28 avril 2002

Près de huit jours après, le bon monsieur JULY continue à expliquer les subtilités de la politique française. On utilise beaucoup le mot respect en France aujourd’hui, peut être est-il temps de passer aux mots pudeur et décence ?