N° 030 Samuel LAURENT, attentat à la rigueur ?

L’autoproclamé « consultant international » n’avait pas l’heur de plaire à Libération. Dommage pour les lecteurs !

En mai 2014, Samuel LAURENT a publié au Seuil  un livre intitulé : AL-QAÏDA EN FRANCE, Révélations sur ces réseaux prêts à frapper. ICEO eu la faiblesse de recommander la lecture de cet ouvrage et de mettre en ligne sur le site web de l’Institut, le 21 décembre 2014, copie de la conclusion du livre (7 pages) .

Coïncidence, le 21 décembre Libération a publié un article assassin sur ce livre intitulé : Samuel LAURENT, attentat à la rigueur. Pour faire bonne mesure, l’auteur de l’article a ajouté en sous titre :  L’autoproclamé «consultant international», habitué des plateaux télé et radio où il assène des vérités alarmistes sur l’État islamique et Al-Qaeda, peine à justifier ses approximations.

Samuel LAURENT n’est ni chercheur, ni diplomate, ni journaliste, ni analyste, ni ancien espion. «Consultant international», comme il se définit lui-même, il était totalement inconnu jusqu’en 2013. Il a depuis écrit trois livres, publiés au Seuil, dont deux à quelques mois d’intervalle cette année : Al-Qaïda en France et l’Etat islamique. Cela lui vaut d’être régulièrement invité dans des émissions de télé et de radio, des matinales de France 2, RTL et RMC aux nocturnes de LCI. Il y parle avec assurance du jihadisme, de l’islamisme, du salafisme, du risque terroriste en France et dans le monde, de la guerre en Syrie et de celle en Irak, des erreurs de la communauté internationale, de l’incompétence des pouvoirs politiques et de l’incurie des services de renseignements.

Samedi 6 décembre, Samuel LAURENT était invité sur Canal +. Assis entre la chanteuse Princess Erika et l’humoriste Laurent BAFFIE, il a asséné ses vérités sur l’Etat islamique (EI), l’organisation jihadiste qui s’est emparée en moins de deux ans d’une large part de l’est de la Syrie et du nord de l’Irak. A l’en croire, 2 000 Français seraient actuellement dans ses rangs, ils recevraient 500 dollars (408 euros environ) en la rejoignant, 1 000 dollars en plus s’ils viennent avec un enfant et, surtout, il serait impossible pour eux de rentrer en France : tous ceux qui veulent partir sont «shootés» (comprendre exécutés par balle).

Exagération.

Question, logique, de Thierry ARDISSON, animateur de l’émission : «Mais alors, on a tort de s’inquiéter du retour de jihadistes occidentaux dans leur pays ?» Samuel LAURENT, d’un coup beaucoup plus hésitant : «Euh non, pas vraiment, en effet, 99% des mecs ne rentreront jamais chez eux, mais BAGHDADI[dirigeant de l’EI, ndlr] a une politique très claire : « Vous venez nous bombarder chez nous, on va vous taper chez vous. »»D’où vient ce chiffre de 1% de jihadistes qui reviendraient commettre des attentats dans leur pays sur ordre de l’EI ? Et le nombre de Français enrôlés – 2000 – alors que le ministère de l’Intérieur les évalue à moins de 400 en Irak et en Syrie ? Dans l’émission de Canal +, Samuel LAURENT n’expliquera jamais comment il est parvenu à ces conclusions. Le problème est que l’on n’en sait pas plus en lisant ses livres. Dans le dernier, publié en novembre, Samuel LAURENT affirme d’emblée que l’EI compte 50 000 combattants. Soit près de 20 000 de plus que l’estimation haute de la CIA. Contacté par Libération, l’auteur du Seuil dit qu’il a fait «ses propres calculs» et qu’«au final, les estimations variaient entre 40 000 et 50 000». Pourquoi, dans ce cas, prendre la fourchette haute ?

L’exagération vaut aussi pour le financement de l’EI via ses ventes de pétrole. Samuel LAURENT écrit qu’elles rapportent 3 millions de dollars par jour. Les analyses circonstanciées, telle celle du Brookings Doha Center, estiment qu’elles s’établissent entre 1 et 3 millions. La société d’analyses IHS les évalue à 2 millions, le Trésor américain à un million de dollars par jour. Sur quelles sources Samuel LAURENT s’appuie-t-il ? Elles sont, comme il se doit, «fiables», «très bien informées» ou «proches d’Al-Qaeda».

Personnages.

L’auteur puise également dans des articles de presse, sans toujours les citer. Ainsi de la partie consacrée à Omar al-Shishani, un Géorgien qualifié à tort de «figure légendaire du jihad», alors qu’il n’avait jamais participé à aucun jihad avant 2012. Le récit de son parcours est largement inspiré, parfois simplement paraphrasé, de Wikipedia et d’un article du Wall Street Journal du 11 juillet. L’essentiel des citations est sinon attribué à trois hommes : Tarek, un «ami qui travaille [avec l’EI] depuis longtemps» ; Abou Maria, «émir d’Al-Qaeda» en Syrie, et Abou Moustapha, un transfuge de l’EI à Al-Qaeda, qui décrit longuement à Samuel LAURENT l’organisation de l’EI.

Libération a joint Abou Maria, aussi appelé Mohammed FIZOUR, en Turquie. Est-il un «émir d’Al-Qaeda» ? «Mais non. Je suis un simple combattant du Jabhat al-Nusra [la branche syrienne d’Al-Qaeda]. J’ai eu à un moment quelques responsabilités, mais rien de significatif»,explique-t-il. Le jeune Syrien réfute également le statut accordé par l’auteur du Seuil à Abou MOUSTAPHA, le transfuge de l’Etat islamique. «C’était un petit commandant au nord d’Alep. Il a quitté l’EI dès janvier 2014, lors des affrontements avec les autres groupes rebelles. Il n’a jamais été quelqu’un d’important, il ne connaît quasiment rien de l’organisation de l’EI.» Abou Maria était déjà l’un des personnages essentiels du précédent livre de Samuel LAURENT, Al-Qaïda en France. Durant 400 pages, l’auteur y raconte un étonnant périple qui le mène en Syrie, en Turquie, puis en Somalie et en France. C’est Abou Maria qui a permis à l’auteur de se rendre en Syrie. Dans son livre, Samuel LAURENT affirme qu’il a passé «plusieurs semaines» à Selma (Nord-Ouest), logé notamment par l’émir d’Al-Qaeda dans la ville. Il aurait rencontré chez lui des jihadistes français. La version d’Abou Maria est sensiblement différente. «Samuel LAURENT est resté six jours en Syrie, pas plusieurs semaines. L’émir dont il parle n’est pas du tout le chef d’Al-Qaeda dans la région, c’est simplement un commandant local qui loge des combattants dans sa maison. Et je suis catégorique : Samuel LAURENT n’a rencontré aucun jihadiste français chez lui. C’était son obsession, mais on n’a pas réussi à en trouver ; le seul que j’ai contacté a refusé de le voir. Comme il n’arrêtait pas d’insister, je l’ai conduit à la base de l’EI à Selma. Quand on est arrivé à l’entrée, leur chef m’a dit de repartir immédiatement car sinon, ça finirait mal. C’était l’époque où l’EI avait commencé à enlever les journalistes et les humanitaires étrangers. On est repartis immédiatement.»

Libération, Samuel LAURENT finit par reconnaître non pas des contradictions, mais des «passages compressés» et des «raccourcis pour faire simple». «Cela s’appelle un livre», ajoute-t-il. Il affirme toutefois qu’il est resté «deux, peut-être trois» semaines en Syrie. Son épopée narrée dans Al-Qaïda en France s’achève sur une inquiétante conclusion : Al-Qaeda disposerait de cellules en France déterminées à commettre attaques et attentats. Elles seraient composées de jihadistes qui ne se connaissent pas entre eux et ne connaissent pas leur chef. Tous auraient combattu au sein du Jabhat al-Nusra en Syrie avant d’être envoyés «en formation» en Somalie, puis de rentrer en France pour se fondre dans la population. Samuel LAURENT dit connaître leur chef. Il lui consacre plusieurs chapitres dans lesquels Abou Hassan, c’est son surnom, raconte non seulement comment son groupe fantôme est organisé, mais aussi les attentats qu’il envisage de commanditer. Ils vont de l’assassinat d’un dirigeant politique, y compris le Président, par un sniper posté «à plusieurs kilomètres», à un attentat contre un TGV et des attaques simultanées. Le livre se clôt sur une visite des caches d’armes de l’organisation en France. L’arsenal est digne d’une petite armée : fusils de précision américains, missiles antichars russes, explosifs par centaines de kilos, grenades, mortiers, etc.

Insultes.

Sauf que là non plus, le récit de Samuel LAURENT ne tient pas. Il y a ces chiffres absurdes, tel le financement d’Al-Qaeda qui atteindrait plusieurs centaines de millions de dollars par an, alors qu’à son apogée, avant le 11 septembre 2001, il était évalué à 30 millions de dollars par la Commission d’enquête américaine. Il y a aussi des incohérences flagrantes. Si l’on en croit l’auteur, les jihadistes français seraient d’abord «observés» durant plusieurs mois en Syrie, puis devraient combattre au moins six mois là-bas, avant d’être enfin envoyés en Somalie pour suivre deux mois de formation. Pour que dix jihadistes suivent ce parcours et soient renvoyés en France en 2012, comme l’écrit Samuel LAURENT, il aurait donc fallu qu’ils combattent en Syrie dès 2011. Problème, la filiale syrienne d’Al-Qaeda n’a été créée que début 2012. Interrogé sur ce décalage, Samuel LAURENT s’énerve : «Vous êtes juge ou quoi ?» Et finit par dire que les jihadistes ont pu combattre en Syrie avec «d’autres groupes islamistes qu’Al-Qaeda». Une nouvelle thèse en contradiction avec le récit publié. Tout aussi étranges sont certaines citations attribuées au chef d’Al-Qaeda en France. Celui-ci affirme par exemple ne pas en vouloir aux «chrétiens et aux juifs». «Ce n’est absolument pas crédible. La première apparition publique d’Al-Qaeda en 1998 s’est faite sous le titre de « Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés », ce qui en dit long sur la vision des juifs et des chrétiens par Al-Qaeda», explique Jean-Pierre FILIU, professeur à Sciences-Po et auteur des Neuf Vies d’Al-Qaida (éditions Fayard).

Tout aussi incohérente est la possibilité même que le chef d’Al-Qaeda en France, si tant est qu’il existe, accepte non seulement de parler à un consultant qui écrit un livre, mais aussi de lui détailler ses plans d’attentats et de lui dévoiler son arsenal. Aucun chercheur, aucun analyste, aucun membre des services de renseignements interrogés par Libération n’y croit. «Cela n’a aucun sens. C’est comme si Ben Laden ou l’un de ses adjoints avait dit à un journaliste avant le 11 Septembre qu’il s’apprêtait à envoyer des avions contre des tours aux Etats-Unis. Ce serait totalement stupide. L’histoire nous a montré que les dirigeants d’Al-Qaeda ne le sont pas», explique un cadre de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). «Cela paraît invraisemblable. S’il est arrivé que des chefs terroristes rencontrent des journalistes ou des chercheurs, ce n’était pas pour présenter en détail le fonctionnement de cellules clandestines, évoquer des plans d’attaques ou dévoiler des armes dont l’utilisation pourrait créer une surprise stratégique. Le schéma de clandestinité décrit est en lui-même contradictoire avec le fait d’accepter une telle rencontre», confirme Marc HECKER, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Lorsqu’on lui demande s’il a des preuves de ce qu’il avance, Samuel LAURENT s’énerve encore un peu plus. «Vous n’êtes qu’un gros connard !»hurle-t-il au téléphone. Mais entre deux insultes, il admet que non, il n’a pas de preuve. Avant d’affirmer que Bernard SQUARCINI, ex-patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), soutient la thèse des caches d’armes. Contacté par Libération, celui-ci dément formellement.

Comment un tel récit aussi incohérent qu’Al-Qaïda en France a-t-il pu être publié au Seuil, maison réputée pour son sérieux ? Est-ce parce qu’Eric LAURENT, le père de Samuel LAURENT [journaliste géopolitique à France Culture, ndlr], a été publié dans cette même maison en 2012 ? «Oui, cela a joué», reconnaît Jean-Christophe BROCHIER, son éditeur. Selon lui, l’absence de preuve fournie par Samuel LAURENT pour Al-Qaïda en France n’a pas été un obstacle. «Je ne suis pas rédacteur en chef et Samuel LAURENT n’est pas journaliste. C’est un consultant international, ce qui veut tout dire, ou ne rien dire. Disons que c’est un baroudeur»,poursuit-il. La publication en tant que «document» ne signifie rien elle non plus. «C’est un terme délibérément imprécis qui recouvre autant le récit, l’enquête que l’essai.» Pour les deux derniers livres de Samuel LAURENT, «roman» aurait été plus approprié.

* Le Samuel LAURENT dont nous parlons ci-dessus n’est pas le Samuel LAURENT journaliste au Monde.fr.

Le 23 décembre, ICEO reçut par courriel un message de reproche signé, accusant les responsables du site web de l’Association de « susciter la peur et l’effroi »  en faisant connaître le livre de Samuel LAURENT, sans citer l’article critique de Libération. Le 2 janvier ICEO répondait à ce courriel.

Début janvier 2015, commençait en France une longue série d’assassinats,  dont on ne voit pas la fin, perpétrés par des djihadistes. L’autoproclamé « consultant international » n’est peut être pas expert, mais contrairement à tous les experts qui l’ont cloué au pilori, il a été clairvoyant, lui.

[Le 27 février 2019, 10 H35, C C, Saint Brieuc] : Félicitations pour vos articles documentés.