N° 031 « No society » : les sociologues accrédités pris en défaut

Encore une occasion de constater que les « grands experts » ne voient souvent rien venir.                  À lire absolument aujourd’hui, les pages 83, 84 et 85 de ce livre publié en octobre 2018.

Né en 1964 à Montreuil (Seine-Saint-Denis), Christophe GUILLUY  grandit dans le quartier de Belleville, à Paris. Il obtint une maîtrise en géographie urbaine à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne (1987). Il choisit de ne pas passer de thèse, préférant se consacrer à des travaux appliqués, faute de moyens financiers. Il est consultant pour les collectivités territoriales et gérant de Maps Productions, une société de marketing.

En 2017, il co-signa avec Jean-Pierre CHEVÈNEMENTMichel ONFRAYNatacha POLONY et d’autres, une tribune intitulée dans Le Figaro, « Europe : la supranationalité a échoué, faisons confiance aux nations ». Il travaille depuis la fin des années 1990 à l’élaboration d’une nouvelle géographie sociale en tant que consultant indépendant pour les collectivités territoriales.

Ces quelques lignes, que l’on trouve sur le site wikipedia Christophe GUILLUY, suffisent à expliquer le peu d’estime que lui portaient, et lui portent toujours, les sociologues et les géographes « installés ».

Après avoir publié  en septembre 2014 « La France périphérique« , le livre qui fit sa renommée et qui fut l’objet de mordantes critiques de la part de nombreux sociologues et géographes, Christophe GUILLUY  fit de nouveau sensation en publiant, le 3 octobre 2018, le livre « No society ». Comme son précédent ouvrage, le nouveau livre du géographe « sans doctorat » fut passé à la « moulinette ».  En lisant certaines critiques publiées avant l’apparition du mouvement des Gilets jaunes (17 novembre 2018), Le nouveau magazine littéraire (11 octobre 2018) et Libération (14 octobre 2018)on a vraiment envie de pleurer

Le gouvernement et la classe politique française dans son ensemble n’ont rien vu venir, les « grands experts » non plus.

«There is no society» : la société, ça n’existe pas. C’est en octobre 1987 que Margaret THATCHER prononce ces mots. Depuis, son message a été entendu par l’ensemble des classes dominantes occidentales. Il a pour conséquence la grande sécession du monde d’en haut qui, en abandonnant le bien commun, plonge les pays occidentaux dans le chaos de la société relative. La rupture du lien, y compris conflictuel, entre le haut et le bas, nous fait basculer dans l’a-société. Désormais, no more society. La crise de la représentation politique, l’atomisation des mouvements sociaux, la citadellisation des bourgeoisies, le marronnage des classes populaires et la communautarisation sont autant de signes de l’épuisement d’un modèle qui ne fait plus société. La vague populiste qui traverse le monde occidental n’est que la partie visible d’un soft power des classes populaires qui contraindra le monde d’en haut à rejoindre le mouvement réel de la société ou bien à disparaître.

Trois pages, écrites avant le 17 novembre 2018, qui méritent d’être relues aujourd’hui à la lumière des évènements actuels.

Le jeudi 11 octobre 2018

Dans « No Society » (Flammarion), un essai très approximatif et un brin complotiste, le géographe Christophe GUILLUY dénonce « le massacre » des classes moyennes en Occident. Une démonstration peu convaincante selon François Bazin.

Sacrée Maggie ! On croyait tout savoir de ses turpitudes. On pensait tout connaître de son action néfaste à la tête du gouvernement britannique jusqu’à ce que ses amis conservateurs l’expulsent du 10 Downing Street en 1990, après onze ans de bons et loyaux services. Certains esprits perspicaces avaient même su mesurer après coup son rôle majeur dans la redéfinition du modèle néolibéral sur les ruines de l’État-providence. Mais tout cela n’était en fait que de la petite bière. Grâce soit rendue à Christophe GUILLUY ! Désormais, avec lui, la vérité éclate sous nos yeux ébahis. Le vrai projet de la Dame de Fer, repris par « l’ensemble des classes dirigeantes occidentales », n’est plus un rêve d’idéologue. Les dés ont fini de rouler. « There is no society. » « Ce secret dissimulé depuis des décennies », il fallait bien en effet qu’un jour quelqu’un osât le dévoiler. L’étonnant dans l’affaire est que personne jusqu’à présent n’ait eu l’audace de dire tout haut qu’il s’agissait là du « plus grand plan social de l’histoire » et que celui-ci passait par la liquidation pure et simple du cœur battant de nos sociétés démocratiques : la classe moyenne, celle qu’en d’autres temps on appelait aussi « la classe mitoyenne» comme pour mieux souligner son rôle intermédiaire et stabilisateur.

Selon les comptes de l’auteur, 50 % à 70 % de la population sont aujourd’hui dispersés dans la nature, façon puzzle. À partir de là, on comprend aisément qu’un tel bouleversement mette nos sociétés cul par-dessus tête et rende, paraît-il, « morts de trouille » ceux qui sont chargés de les diriger. Mais, pour pouvoir discuter cette thèse d’une radicalité sans pareille, encore faudrait-il savoir de quoi l’on parle. Or c’est là où le bât blesse et où l’auteur, pour le dire sans détour, confond sociologie et art de la prestidigitation.

« Classe moyenne », un concept brouillé à l’envi

Le concept de « classe moyenne » est « flou », reconnaît-il d’emblée, ce qui est quand même ennuyeux quand on lui accorde une telle importance dans la démonstration. On aurait pu s’attendre à ce qu’il le précise. Or il le brouille à l’envi. La classe moyenne, écrit-il, a « disparu ». Rien de moins ! Quelques pages plus loin, la voilà pourtant qui, ô surprise ! réapparaît au pluriel, avec d’un côté « la classe moyenne traditionnelle» et de l’autre « la nouvelle classe moyenne », l’une gentille, l’autre méchante, cela va sans dire. Pour compliquer le tout, un peu plus loin encore, c’est le rôle de « la bourgeoisie » et de son « égoïsme foncier » qui est pointé du doigt ; on croit comprendre que celle-ci est à la fois un bloc et un conglomérat dans lequel il convient d’intégrer une fraction… de la classe moyenne prétendument liquidée.

Au terme de ce grand jeu de Meccano où entrent en scène, dans le plus grand désordre conceptuel, « le peuple », « le môle populaire », « des couches dominantes », « une France périphérique » et « des oligarchies », Christophe GUILLUY finit par opposer, ce qui est évidemment plus simple, la France d’en haut et la France d’en bas, avec rien au milieu. C’est là que l’on apprend que la France d’en haut (celle des épigones de THATCHER, croit-on deviner) est dotée d’un pouvoir absolument hors norme. C’est elle qui, on l’a vu, a organisé « le massacre » de la classe moyenne (au singulier, cette fois-ci). C’est elle qui du même coup fait en sorte que la lutte des classes est désormais « révolue » (sic), comme s’il était possible de l’éteindre, comme d’autres la lumière, en sortant de la pièce. C’est elle enfin qui ruine, paraît-il, tout espoir crédible de « révolution » (allez savoir pourquoi), alors que les classes populaires, depuis quelques années, installent leur soft power (allez comprendre comment).

No society, no future ? En tout cas, il y a du complot dans l’air ! Ou, s’il n’y en a pas, il faut croire pour le moins, avec Christophe GUILLUY, que des forces sociales et culturelles d’une intelligence rare et perverse se sont liguées depuis quarante ans pour subvertir des sociétés qui jusque-là se portaient comme un charme. Avant, en France notamment, les dirigeants dirigeaient, les paysans labouraient, les boutiquiers boutiquaient et les ouvriers sifflotaient à la chaîne. Bref, c’était papa dans maman. Rien que du bonheur ! Aujourd’hui, cela n’est plus, sans que le géographe, dont c’était pourtant l’objectif, ne dise autrement que par un raisonnement mécanique et sommaire quelles forces et surtout quels intérêts réels étaient à l’œuvre dans ce grand basculement, qui vient de loin parce qu’il reste d’abord celui de la modernité.

Pour comprendre, rien de mieux sans doute que de lire ou de relire ces grands auteurs – MICHÉA, GAUCHET, GOODHART, VANCE ou même DEBRAY… – qui ne sont pas des catacombes et auxquels l’auteur se réfère à foison dans les notes de son livre. Les clés du prétendu « secret », elles sont là, sur la table, depuis longtemps déjà. On peut les discuter parce qu’elles sont sérieuses et argumentées, à l’inverse d’un livre bâclé qui présente tous les défauts nécessaires pour être salué comme il se doit par la société médiatique.

No Society. La fin de la classe moyenne occidentaleChristophe GUILLUY, éd. Flammarion, 240 p., 18 €

Le géographe, théoricien de la «France périphérique», annonce dans son dernier essai la disparition de la classe moyenne occidentale. Celui qui avait ouvert une réflexion intéressante sur les inégalités de territoires a radicalisé son discours. Quitte à refuser toute controverse.

Consultant et essayiste, Christophe GUILLUY, géographe de formation, a la réputation de refuser les débats avec des universitaires ou les interviews dans certains journaux, comme Libé. Pourtant, il y a matière à discussion. Son dernier livre, No Society (Flammarion, 2018), élargit à l’Occident des réflexions auparavant centrées sur la France et explique que les classes moyennes ont disparu, créant des sociétés de plus en plus polarisées. D’un côté, GUILLUY distingue des dominants vainqueurs de la mondialisation, volontairement retranchés à l’abri des grandes métropoles. De l’autre, l’ancienne classe moyenne blanche, appauvrie, se trouve selon lui reléguée dans les espaces ruraux et périurbains, ce que GUILLUY englobe sous le terme «France périphérique» quand il ne s’intéresse qu’à l’Hexagone. Ces perdants de la mondialisation conserveraient toutefois un soft power dont on trouve la trace dans la victoire de Trump et des partis populistes européens, qui défendraient les sujets jusqu’ici négligés par les élites : «Souverainisme, protectionnisme, préservation des services publics, refus des inégalités, régulation des flux migratoires, frontières, ces thématiques dessinent un commun, celui des classes populaires dans le monde», écrit-il.

A ses contradicteurs, GUILLUY oppose une fin de non-recevoir. Il invite à ne pas écouter «les médias» et «le monde académique», dont le discours a pour seul but de légitimer les dominants. A plus forte raison s’ils tentent d’introduire de la nuance : «Cette rhétorique […] vise à mettre en avant la complexité pour mieux occulter le réel. Dans ce schéma, les classes populaires n’existent pas, la France périphérique non plus.»

Certains tentent pourtant le débat contradictoire. Dans la tribune qu’ils signent, les membres de la revue en ligne Métropolitiques, spécialisée dans les questions d’aménagement urbain, appellent à des débats sur les enjeux socio-spatiaux que connaissent nos sociétés. Rédacteur en chef de la revue, Aurélien DELPIROU (1) justifie l’initiative : «Les débats sont préemptés par quelques figures devenues référentes pour les médias et pour les politiques. Il y a un grand décalage entre les idées qu’ils véhiculent et les savoirs académiques.» Premier objectif : critiquer les éléments qui fondent le raisonnement de GUILLUY. Membre de Métropolitiques, la sociologue Anaïs COLLETmontre la difficulté à parler de disparition de la classe moyenne en France : «Même si on se limite aux « professions intermédiaires » de l’Insee, qui en forment le cœur incontestable pour les définir, les classes moyennes regroupent encore un quart des actifs, une proportion qui reste en croissance.» La chercheuse réfute aussi l’hypothèse d’un décrochage des classes moyennes d’hier, qui seraient devenues les classes populaires d’aujourd’hui : «Depuis trente ans, les enfants des professions intermédiaires sont la catégorie qui a le plus progressé parmi les diplômés du supérieur, même si les plus fragiles sont effectivement en difficulté.»

Mais la controverse entre GUILLUY et le monde universitaire dépasse les enjeux scientifiques, elle concerne aussi les questions politiques. Organisé autour de l’idée que «GUILLUY contribue, avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France», le texte de Métropolitiques fait écho aux relations houleuses entre l’essayiste, géographe de formation, et les chercheurs. Le 9 octobre sur France Culture, Jacques LÉVY le présentait comme un «idéologue géographe du Rassemblement national». Le géographe précise à Libération : «Je ne veux pas dire qu’il serait mandaté par le RN. Mais sa vision de la France et de la société correspond à celle de l’électorat du parti.» Dans No Society, la place qu’il accorde à la question identitaire et aux travaux de Michèle TRIBALAT, cités à droite pour défendre l’idée d’un «grand remplacement», plaide en ce sens. Difficile pourtant de situer politiquement GUILLUY. Docteur en géographie, Laurent CHALARD a retracé les étapes de sa réception politique. Il rappelle que ses premières tribunes furent publiées dans des journaux de gauche comme Libé dans les années 2000, et qu’il fut reçu à l’Elysée tant par Nicolas Sarkozy que par François Hollande. «Il a un fort prisme marxiste, avec la grande place donnée aux classes sociales, mais aussi une influence chevènementiste, avec un attachement à la souveraineté nationale»,précise CHALARD. Pour LÉVY, l’opposition nette qu’il opère entre des métropoles mondialisées et des périphéries héritières de la France rurale le rattache à un courant conservateur. «On ne peut être progressiste si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparition des sociétés rurales»,explique LÉVY.

A la question politique s’ajoute celle de la médiatisation. «Sa médiatisation débute en 2011-2012, lorsque ses thèses sont reprises par SARKOZY, explique CHALARD. Cela suscite une méfiance vis-à-vis de GUILLUY, qui n’a pas de doctorat et se tient à l’écart du monde universitaire. Certains mandarins estiment que ce sont eux qui devraient avoir voix au chapitre.» À rebours des premiers ouvrages comme l’Atlas des nouvelles fractures françaises ou Fractures françaises, plutôt bien accueillis par nombre d’universitaires qui disent y avoir trouvé des pistes de réflexion, ceux parus à partir de 2014 sont jugés plus polémiques et scientifiquement peu fondés, ce qui débouche sur un «GUILLUY bashing» parfois jugé excessif. C’est le cas de Pierre VELTZ, économiste et sociologue : «Même s’il n’était pas le premier, il a pointé le fait que les groupes en difficulté ne se trouvent pas uniquement dans les banlieues, qu’il y avait aussi un décrochage dans les périphéries (2)», analyse-t-il avant de nuancer : «Mais contrairement à ce qu’il dit, les fractures sociales traversent les territoires.» Même constat pour l’économiste Laurent DAVEZIES : «Il s’est fait lyncher. Cela l’a poussé à radicaliser son discours.»

Avec ses deux derniers ouvrages, c’est bien cette «radicalisation» qui pose problème, car elle diffuse une vision pessimiste des questions sociales et spatiales qui, par son succès médiatique, devient une PROPHÉTIE AUTORÉALISATRICE. «Après dix ans à répéter les mêmes termes, vous construisez une réalité», explique l’économiste Frédéric GILLI, membre de Métropolitiques. Or, d’autres lectures sont possibles : «En France, les inégalités sont relativement contenues, grâce notamment à la redistribution. Elles sont bien plus fortes dans les pays anglo-saxons ou les pays émergents», souligne VELTZ. Christophe GUILLUY répondrait sans doute que son dernier livre s’intéresse désormais à tout l’Occident.

Pour l’équipe de Métropolitiques, qui signe la tribune, l’heure n’est plus aux attaques ad hominem. Il ne s’agit pas de refuser à GUILLUY sa légitimité à parler, mais de revendiquer la possibilité de débattre pour élaborer une vision plus pertinente du territoire : «La France a longtemps construit son imaginaire territorial autour des campagnes, par opposition à la ville. Malgré l’urbanisation du territoire, nous sommes restés dans ce mode binaire», explique GILLI, qui espère ainsi «une société plus apaisée». Pour cela, il faudra poursuivre les efforts de vulgarisation, dans les médias, «mais aussi dans nos cours, où nous ne cessons de vulgariser les connaissances», souligne COLLET. Un défi : il est plus délicat d’émettre des idées complexes que des oppositions binaires entre dominants et dominés, ou entre métropoles et espaces périphériques. Pas facile de nuancer l’idée d’un crépuscule de la France sans nier pour autant les difficultés des territoires.

(1) Trois signataires de la tribune sont cités dans cet article : Aurélien DELPIROU, Anaïs COLLET et Frédéric GILLI.

(2) La France invisible de Stéphane BEAUD, Joseph CONFRAVEUX, Jade LINDGAARD (La Découverte, 2006).

Le 27 février sur le site wikipedia on peut lire au chapitre Critiques :

Alors qu’initialement, Christophe GUILLUY avait été salué pour son travail sur la gentrification, il est désormais conspué par une partie de la gauche […] qui accuse le géographe, sous des « oripeaux scientifiques » de « contribue[r], avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France ». Pour Le Figaro, il s’agit d’un exemple d’une tendance globale qui fait que les chercheurs ne rejoignant pas une certaine vision de gauche au sujet des migrations sont systématiquement disqualifiés par certains pontes universitaires (notamment le trio Pierre ROSANVALLON, François HÉRAN et Patrick BOUCHERON). La journaliste Eugénie BASTIÉ écrit ainsi : « Dans tous les cas de figure, le schéma de disqualification est semblable : d’abord, il s’agit de montrer le manque de scientificité de l’auteur, puis de l’accuser de ne pas tenir compte de la complexité du sujet (cette même complexité étant tout à fait récusée lorsqu’il s’agit de dénoncer le capitalisme ou une excuse sociale à la radicalisation), et enfin de lui reprocher de « faire le jeu« , selon l’expression consacrée, de thèses extrêmes) ».

[Le 27 février 2019, 16 H30, A G, Chartres] :  Depuis le 17 novembre, les « experts » se font discrets.