N° 046 Revivrons nous les heures « les plus sombres de notre histoire » ?

En se focalisant trop sur un précédent historique particulier on est susceptible de ne rien comprendre au présent.

Le philosophe George SANTAYANA affirmait que «ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter». L’analogie avec les années 1930, fait évidemment redouter que la fin de l’ordre international ne soit proche. Mais dans les faits, ceux qui se focalisent trop sur un précédent historique particulier sont susceptibles de ne rien comprendre au présent.

Les pacifistes de 1938, en craignant plus que tout de revivre les horreurs de la Première Guerre mondiale, n’ont pas vu qu’en refusant toute nouvelle guerre avec l’Allemagne, il créaient les conditions d’une nouvelle guerre mondiale. En restant campés face à HITLER sur leurs idées pacifistes intransigeantes, ils ont trahi la paix et perdu l’honneur.

Devant la montée de la xénophobie, du nationalisme, des extrémismes, le philosophe Michaël FŒSSEL est allé enquêter dans le passé. Dans un entretien exclusif qu’il a accordé à « L’Obs » il tente de répondre à la question :

L’OBS. Vous êtes philosophe, spécialisé de philosophie politique, engagé à gauche et voilà que vous publiez «Récidive», un livre d’histoire consacré à l’année 1938. Faites-vous partie de ceux qui, face à la montée de la xénophobie et des régimes autoritaires, estiment que nous sommes en train de revivre les années 1930?

Michaël FŒUSSEL. Il ne s’agit pas tant d’un livre d’histoire que d’une enquête personnelle dans le passé. Je n’ai jamais cru à l’idée d’une répétition car le présent est toujours singulier, rien ne se répète jamais à l’identique. La question est plutôt de savoir ce qui a rendu possible les années 1930. Ont-elles été un accident dans l’histoire contemporaine? Ou, au contraire, ont-elles profondément à voir avec la modernité, en tout cas avec ses pathologies?

Je suis parti de cette intuition et c’est un peu par hasard que, en cherchant dans les archives de presse, je suis tombé sur l’année 1938. Grâce à Gallica et RetroNews, les deux sites de la Bibliothèque nationale de France (BnF), j’ai eu accès à un nombre considérable de journaux et périodiques de cette époque. Ce fut un peu comme une rencontre, je me suis installé imaginairement dans l’année 1938, j’y ai passé six mois en y découvrant nombre d’échos par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui.

Pour le béotien, 1938 est d’abord synonyme des accords de Munich, qui entérinent l’annexion des Sudètes par l’Allemagne et marquent le renoncement des démocraties face au nazisme…

Oui, c’est ce que nous apprenons à l’école, avec en filigrane l’idée d’une faiblesse congénitale des démocraties, que la défaite en 1940 serait venue sanctionner. Face aux régimes totalitaires, la France aurait été victime de son parlementarisme indécrottable et des dérives du Front populaire: dépenses inconsidérées, frein à l’activité économique, naïveté démocratique, etc. Or, ce que j’ai lu dans les journaux de l’époque raconte une tout autre histoire. Je m’attendais à y trouver une France trop optimiste, aveugle, vivant dans une bulle parlementaire, paralysée par les jeux politiciens et j’ai découvert non pas une démocratie faible, mais un régime faiblement démocratique.

En avril 1938, lorsque DALADIER, chef du Parti radical, met un terme à l’expérience du Front populaire et choisit de s’allier avec les partis conservateurs, une large partie de la presse et des dirigeants politiques lui demandent de prendre au plus vite des mesures autoritaires. Dans les mois qui suivent, on assiste à une accélération fascinante des renoncements de la démocratie à elle-même, qui va culminer avec les décrets-lois de novembre 1938. C’est une différence avec aujourd’hui où des évolutions démocratiquement inquiétantes sont davantage étalées dans le temps.

« Remettre la France au travail »

Quelles sont ces mesures antidémocratiques?

On stigmatise facilement l’excès de parlementarisme de la IIIe République, mais en 1938, le Parlement vote les pleins pouvoirs à DALADIER en avril et cesse pratiquement de siéger. L’exécutif concentre tous les pouvoirs entre ses mains. L’argument est que face à HITLER – «sous l’œil d’HITLER», pour reprendre une formule courante dans la presse – il ne serait plus temps de palabrer. Si ce durcissement avait servi à préparer la guerre, on aurait peut-être pu la justifier. Mais l’année va se clore par les accords de Munich.

La réalité, c’est que la majorité des partis politiques ne veut pas d’une confrontation avec HITLER et que ces mesures autoritaires ont un tout autre but: elles sont destinées à tourner la page du Front populaire. Voire à remettre en cause le cadre démocratique de la République française. C’est en avril 1938 que surgit l’idée de reporter les élections législatives de deux ans prévues pour 1940, à 1942, pour «maintenir la paix», dit-on. Une mesure qui sera prise en 1939.

De même certaines voix commencent à réclamer la dissolution du PCF, à qui l’on reproche d’être le parti de la guerre – ce sera chose faite en 1939, mais en raison du pacte germano-soviétique qui fait cette fois du PCF le parti de la paix… Enfin, le jour même où BLUM tente une dernière fois de sauver son gouvernement à l’Assemblée, l’Institut de France appelle à la constitution d’un gouvernement technique composé d’experts et qui est présenté comme le seul à même de préserver l’identité nationale: une solution littéralement post-démocratique.

Il y a aussi, dès le mois de mai, les premières mesures contre les réfugiés…

… C’est-à-dire essentiellement contre les juifs étrangers, qui représentent alors l’immense majorité des réfugiés. Ils viennent de Pologne et d’Allemagne, mais aussi d’Autriche, depuis l’Anschluss, et de Tchécoslovaquie, après les accords de Munich. La première série de mesures comporte l’assignation à résidence des étrangers sans papiers, l’ouverture de centres d’internement, la création de brigades policières spéciales financées par l’argent des réfugiés et la criminalisation de l’entraide – voilà un exemple troublant d’écho avec le présent…

S’ajouteront en novembre, dans le cadre des décrets-lois, des mesures contre le mariage blanc, des restrictions pour ouvrir un commerce, le report du droit de vote aux rares étrangers naturalisés… et la facilitation de la déchéance de nationalité! Autant de dispositifs qui seront largement utilisés et accentués par Vichy.

Les décrets-lois de novembre 1938, point d’orgue de cette dérive autoritaire, comportent également un gros volet économique et social.

Plus de 400 pages du «Journal officiel»: c’est une avalanche de mesures, dont la plus symbolique porte sur les 40 heures et leur «assouplissement» – déjà ! – grâce à un système d’heures supplémentaires obligatoires et sans prime. Au-delà de la nécessité d’augmenter la production dans le secteur de l’armement (BLUM en était d’accord), le mot d’ordre est de «remettre la France au travail». Le gouvernement veut faire peser «l’effort» – autre leitmotiv du moment – uniquement sur les salariés et ne prend aucune mesure pour obliger les détenteurs de capitaux à rapatrier leur argent. Il s’agit clairement d’une revanche à l’égard du Front populaire, symbolisée par la suppression de facto du week-end de deux jours pour les ouvriers. C’est une logique de l’humiliation, que BLUM dénoncera dans un beau texte qui s’appelle «Notre honte».

Une autre disposition est la facilitation des procédures de licenciement et de révocation des fonctionnaires, qui sera utilisée lors de la grande grève du 30 novembre: outre 1.500 arrestations, plusieurs centaines de meneurs vont perdre leur emploi. Enfin, les coupes claires dans le budget de l’État marquent le rejet par DALADIER de la politique de relance par l’investissement public adoptée par les États-Unis. La signification de ces mesures est que l’unité de la France doit se faire par le sentiment national et non par la justice sociale. Le lendemain de la grève, l’éditorial du «Temps», le journal du patronat, peut triompher: «Il n’y a plus ni droite ni gauche, ni opposition de classes.»

Vous citez une page incroyable de BERNANOS sur ses amis «nationaux»…

Les «nationaux» est le terme par lequel les militants de la droite extrême se désignent eux-mêmes. BERNANOS est un homme de droite, mais c’est aussi un chrétien, qui croit au message social du Christ et qui a identifié très tôt le nazisme comme une forme d’hérésie païenne avec laquelle la France catholique ne saurait coopérer. Il est hostile au Front populaire, mais encore plus à la haine contre le Front populaire. C’est un vrai patriote en ce que, contrairement aux «nationaux», ce n’est pas aux ouvriers qu’il veut faire la guerre, mais à HITLER ou à Franco.

Dans «les Grands Cimetières sous la lune», il raconte une scène de mars 1938. Avec un ami «national», il voit passer une manifestation de personnes âgées qui réclament l’instauration d’un minimum vieillesse, une promesse non tenue du Front populaire. Devant ce défilé de vieillards, l’ami de BERNANOS tend le poing et lance: «Salauds!» Et BERNANOS d’écrire, comme dans un sanglot: «Oh mon pays!» Il comprend que cette haine est lourde des défaites à venir. Ces soi-disant «nationaux» mènent une guerre civile contre une partie de la population française au lieu de se confronter au fascisme qui monte. Quoi, des pauvres qui se permettent de revendiquer alors qu’ils ont déjà beaucoup reçu! Quoi, une démocratie soucieuse de progrès social! La victoire de BLUM, les occupations d’usines en 1936, les accords de Matignon, les 40 heures, les congés payés résonnent comme une série de trahisons dont il faut se venger.

Dans la tête de DALADIER

Dans votre description, le virage autoritaire et xénophobe se fait jour d’abord chez les gouvernants et les éditorialistes. Pourtant, on dit souvent que le fascisme vient d’en bas, des tréfonds des sociétés…

Qu’il y ait eu dans les profondeurs de la société française des réflexes autoritaires et des désirs d’ordre, c’est incontestable. Mais, en effet, la consultation de la presse m’a surtout confronté aux classes dirigeantes et, parmi celles-ci, à ceux qui pensent sincèrement sauver la démocratie par des mesures autoritaires. Dans ce livre, j’essaie de me mettre dans la tête de DALADIER. Il était sûrement de bonne foi, mais comment a-t-il pu, lui qui avait été l’un des artisans du Front populaire, aller ainsi de concession en concession, finissant par perdre de vue les principes élémentaires de l’État de droit?

Au terme de cette exploration minutieuse, revenons à la question de départ : entre l’année 1938 (et les années 1930 en général) et aujourd’hui, y a-t-il matière à comparaison?

2018 n’est pas 1938 ! Les événements, les rapports de force internationaux, les risques de guerre sont radicalement différents. Le capitalisme n’a pas la même forme, la façon de gouverner non plus. Même la langue a profondément changé – elle était plus châtiée en 1938! Néanmoins, on perçoit des échos très nets dans la façon d’expliquer ce qui est en train de se produire. J’ai retrouvé la même manière de distribuer les responsabilités, de stigmatiser, de convertir la question sociale en angoisse identitaire, de brandir la nation comme la solution à tous les problèmes. En 1938, on ne parle pas de «grand remplacement», mais les éditorialistes dénoncent déjà les hordes de réfugiés – juifs – qui menacent la France.

Aussi, plutôt qu’une comparaison, mon hypothèse est celle d’une analogie. En mathématique, l’analogie désigne l’égalité entre deux rapports: A/B et C/D. A est à B ce que C est à D. Ici, A représente la politique de DALADIER et B la menace du fascisme ; tandis que C désigne les politiques menées par les gouvernements occidentaux depuis la crise de 2008 et D la montée du nationalisme xénophobe façon OEBAN, ERDOGAN ou TRUMP. Il me semble que, comme DALADIER, les gouvernements des pays occidentaux prennent des mesures qui sont sincèrement destinées à défendre la démocratie mais dont je crains qu’elles ne finissent, comme en 1938, par préparer le terrain à ce qu’elles prétendent combattre.

Êtes-vous en train de dire que – pour prendre le cas de la France – SARKOZY, HOLLANDE et MACRON auraient donné des gages aux discours xénophobes?

Comment le délit de solidarité pourrait-il ne pas faire penser à celui instauré par Nicolas SARKOZY? Et la dénaturalisation des étrangers ne pas rappeler la déchéance de nationalité proposée par François HOLLANDE? Surtout, je vois un grand danger dans la tentation actuelle d’occulter la différence gauche-droite au profit d’une opposition populisme vs progressisme. Ce désir de dépasser le clivage gauche-droite, je l’ai vu à l’œuvre en 1938 et il a fait des ravages.

La politique, c’est l’art de la conflictualité. Dès lors que celle-ci cesse d’être fondée sur des clivages sociaux ou politiques, elle se dissout dans la logique identitaire dont je ne pense pas qu’elle puisse être réglée dans un cadre démocratique. Pourquoi n’y a-t-il pas eu en France un vote fasciste avant la guerre? Je pense que c’est grâce au Front populaire, qui a relancé l’alternative gauche-droite contre le dévoiement nationaliste. Cette alternative donne une rationalité au discours politique, elle offre aux électeurs l’opportunité de pacifier les conflits sans les nier: par exemple, faut-il privilégier la liberté d’entreprise ou la justice sociale?

J’ajouterai que le thème du «réalisme», si souvent mis en exergue aujourd’hui pour répondre à ce qu’on appelle le «populisme», a joué lui aussi un rôle passablement néfaste en 1938. Au nom du «réalisme», la droite dénonçait le Front populaire comme une gabegie, un rêve absurde et utopiste. A force de récuser l’imaginaire du Front populaire, les «réalistes» des années 1930 ont fini par parler la langue des nationalistes: l’imaginaire de l’ordre, de l’effort, du sacrifice. Des thèmes qui seront au cœur du discours de Pétain en 1940.

Deux ministres juifs écartés d’un dîner officiel

Justement, le clou de votre récit, si l’on peut dire, c’est la visite de Ribbentrop, le ministre allemand des Affaires étrangères, reçu à Paris avec les plus grands honneurs, par Georges BONNET, ministre radical des Affaires étrangères et futur pilier du régime de Vichy.

J’étais en alerte car, dans son livre sur le totalitarisme, Arendt indique qu’à l’occasion de cette rencontre, Georges BONNET propose à son homologue nazi de déporter dans une colonie (probablement Madagascar) plusieurs milliers de juifs étrangers présents en France. La presse n’évoque pas ce point bien sûr, mais les archives allemandes indiquent que Ribbentrop en aurait parlé à HITLER dès son retour à Berlin. Et de fait, l’hypothèse sera sérieusement étudiée par les nazis quand ils auront envahi la France.

Mais il y a autre chose : la soirée du dîner officiel, à la demande de Ribbentrop, où les deux ministres juifs du gouvernement, MANDEL et ZAY sont écartés des agapes. L’information n’est donnée que par la presse de gauche, ainsi que par «l’Epoque», le journal du député conservateur antinazi Henri de KÉRILLIS. Le reste de la presse, et notamment la presse populaire à grand tirage, comme «Paris-Soir» et «le Petit Parisien», publient des reportages dégoulinants de germanophilie. Ces journaux-là n’auront pas à changer de style en 1940!

Si vous deviez formuler en quelques mots la leçon que vous tirez de l’année 1938, que diriez-vous ?

La vitalité du clivage gauche-droite, parce qu’il fait appel à la raison plutôt qu’aux tripes, est le meilleur moyen d’affronter le fascisme.

Spécialiste de Kant et Ricœur, Michaël FŒSSEL est professeur de philosophie à l’École polytechnique et membre du comité de rédaction de la revue «Esprit». Il a notamment publié «la Privation de l’intime» (2008), «Etat de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire» (2010), «Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique» (2012) et «le Temps de la consolation» (2015). «Récidive. 1938» aux PUF, sort le 27 mars.

 

Propos recueillis par Eric AESCHIMANN  –  « L’OBS » du 21 mars 2019.

Serions-nous en train de traverser une période qui ressemble à la terrible décennie des années 1930, quand les régimes autoritaires étaient partout triomphants, quand les dirigeants démocratiques ne parvenaient pas à les arrêter, que le système international s’était alors disloqué et que le monde entier avait basculé dans la guerre?

Ou bien vivrions-nous plutôt quelque chose qui ressemble à la fin des années 1970, quand l’Amérique qui se remettait lentement de sa longue participation à une guerre finalement perdue en Asie –celle du Vietnam– et d’une crise économique prolongée, commençait à changer de cap et se lançait dans une période de rétablissement national et de réaffirmation de son ascendant international? Lorsque les situations sont difficiles et complexes, il est fréquent que l’on s’essaie à les comparer à des situations antérieures. Depuis l’élection de Donald TRUMP, les Américains sont en quête de la meilleure analogie historique qui leur permettrait de comprendre ce qui se passe à l’échelle globale.

Lire l’Intégralité de l’article publié le 28 juillet 2017

[Le 26 mars 2019, 16 H45, A. P., Lorient] : comparaison n’est pas raison !

[Le 25 mars 2019, 19 H15, E. M., Montpellier] : Je vous  indique un article, publié sur Bibliobs le 24 mars, qui me semble être intéressant pour votre site ICEO : réflexion sur le parallèle 1938 et aujourd’hui. Merci d’en faire état.