N° 058 «Quand le beau mot de “conservateur” cessera-t-il enfin d’être un reproche»

TRIBUNE publié dans Figarovox le 12 avril 2019 – La philosophe, Bérénice LEVET, s’insurge contre l’irritant contresens d’Édouard PHILIPPE, pour qui «conservatisme» signifie «immobilisme».

On vante volontiers en Emmanuel MACRON un président philosophe, disciple de Paul RICŒUR; le président du groupe LREM à l’Assemblée, Gilles LE GENDRE, s’est inquiété d’un gouvernement «trop intelligent»,  trop subtil» pour être compris. Ces prétendues supériorités n’empêchent toutefois pas l’exécutif de sombrer dans les clichés les plus éculés et les simplifications les plus accablantes.

Notre premier ministre a ainsi identifié péremptoirement, sans trembler, conservatisme et immobilisme: «Le besoin de changement est si radical que tout conservatisme, toute frilosité serait à mes yeux impardonnable», a déclaré Édouard PHILIPPE, lundi, à l’occasion de son discours de conclusion du grand débat national.

Or, non seulement le conservatisme ne se confond pas avec l’immobilisme, mais mieux, et c’est ce que je voudrais démontrer, le conservatisme est aujourd’hui la seule force politique riche de propositions véritablement originales et novatrices, la seule philosophie à même d’inspirer une politique à hauteur d’homme. Là où progressistes et libéraux invoquent le sens de l’histoire ou l’adaptation au monde et autres fatalités (du «no alternative» de Margaret THATCHER au «il n’y a pas d’alternative» d’Alain JUPPÉ), le conservateur, fort de sa connaissance et de son attachement à l’histoire dont il hérite, se lève et s’oppose au monde comme il va.

«Le conservateur, écrivait Thomas MANN, apprécie et défend ce qui demeure, dure, a fait ses preuves depuis longtemps dans la vie des hommes, les usages naturels, les traditions honorables dans le domaine des mœurs et de la morale.» Le conservateur ne sacralise pas le passé en tant que passé, il le juge avec pour pierre de touche, sa capacité à rendre la vie plus douce, plus aimable, moins rugueuse. Il a un sens aigu de ce que les siècles écoulés nous lèguent des trésors de pensée, de manières d’être, de sentir, et il entend les conserver, les préserver, leur assurer un avenir. «Qui dira ce que demain fera au passé?», demandait Günther ANDERS. Cette question tourmente notre conservateur. Les civilisations sont mortelles, ce dont il a une vive conscience. La patrie, c’est selon la magnifique expression de SAINT-EXUPÉRY, un «certain aménagement des choses», un certain aménagement fragile, vulnérable, qu’on ne bouleverse pas impunément.

Créature mortelle, éphémère, labile, l’homme doit pouvoir s’accoter à un monde stable, durable, pérenne, autrement dit à des objets et des œuvres qui se distinguent, ou se distinguaient, des produits de consommation par leur durabilité, voire leur immortalité. Ainsi des œuvres d’art, «patrie non mortelle des êtres mortels», disait Hannah ARENDT, penseur profond et inquiet de l’avènement de la société liquide si inamicale à l’homme: «Le monde devient inhumain, écrivait notre philosophe, impropre aux besoins humains – qui sont besoins de mortels – lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence.»

S’il s’agit de dire que le conservateur a un pied dans le passé, assurément: il connaît son histoire ; mieux, il l’aime. Il ne la visite pas en touriste, il s’en tient pour l’obligé. Il entend être digne de ses ancêtres. Le conservateur se pense et se vit comme un héritier. Et comme tout héritier, il sait que son «capital» ne peut prospérer que s’il le maintient vivant, se l’approprie, en fait sa substantifique moelle et travaille à son tour à le compléter, l’augmenter. La civilisation dans laquelle il entre en naissant, à laquelle il prend part et dont il doit répondre devant les morts, les vivants et ceux qui naîtront après lui – la responsabilité est au cœur de sa philosophie – lui est un encrier dans lequel il trempe sa plume afin de la continuer.

Le passé recèle une puissance d’inspiration inégalée. L’histoire est pourvoyeuse de sens, dans la double acception du terme: elle est riche de significations et elle indique une direction. «L’avenir ne nous donne rien, écrivait Simone WEIL, c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous.»

Aussi cette philosophie n’est-elle pas un opium, au contraire. Loin d’être un éteignoir, et donc de confiner à l’immobilisme, le passé est un aiguillon, il met en mouvement.

Instruit de la partition unique que sa patrie a composée pour aménager la vie, le conservateur ne s’en laisse pas conter. Le passé lui est un levier pour inquiéter les évidences du présent. Il est un réfractaire, un empêcheur de communier en rond dans le culte du changement en tant que changement, des innovations en tant qu’innovations. Il n’abdique jamais sa faculté de juger. Quand le progressiste dit amen aux idoles du jour, il interroge, il s’interroge avec pour aune l’humaine condition. Dans l’injonction à l’adaptation, il entend résonner ce qu’ARENDT, inspirée par CHESTERSTON, appelait «la dégradante obligation d’être son temps».

Avant même d’être une philosophie, une politique, le conservatisme a son ancrage dans l’humaine nature. Le besoin de stabilité, de continuité, de familiarité avec des lieux et des êtres est inscrit au cœur même de l’homme. Mais il ne règne pas seul en maître, il va de pair avec le goût, l’aspiration au nouveau, à l’inédit. Tout homme est traversé par cette double aspiration, cette double postulation. Aussi Arendt rappelait-elle que le clivage progressiste-conservateur, apparu avec la Révolution française, est l’indice d’un déséquilibre politique.

Que ce clivage connaisse aujourd’hui un regain de vigueur n’est cependant pas sans fondement ni légitimité: au regard de l’accélération et surtout de la démesure des innovations techniques, technologiques, biotechnologiques, la question est bien de savoir si l’on peut compter sur des dirigeants qui font droit aux besoins fondamentaux de l’être humain et au droit des peuples à la continuité historique, ou bien si l’on s’en remet à des politiques enivrés de toutes ces nouveautés et de la promesse qu’elles portent de rendre définitivement obsolètes la France et ses singularités.

Considérons cette France périphérique rendue visible par le mouvement des «gilets jaunes». Ce n’est pas simplement contre telle ou telle mesure du gouvernement qu’elle se dresse mais contre la philosophie libérale-libertaire qui inspire Emmanuel MACRON et son équipe, comme elle influence les politiques depuis les années 1970. Le mouvement des «gilets jaunes» dans son inspiration inaugurale – et Emmanuel MACRON doit l’entendre – se dressait contre les idoles du progressisme: ouverture, mondialisation, mobilité, transfert de la souveraineté nationale vers l’Europe, multiculturalisme.

La France périphérique demande du changement en effet, en revanche ce n’est pas un autre monde qu’elle réclame, mais un monde humainement viable, et la France, à cet égard, n’est pas sans génie. Voilà pourquoi nous sommes conservateurs. Non pas pour conserver la France telle qu’elle est devenue depuis les années 1970, mais pour sauver ce qui n’est pas encore tout à fait détruit et revitaliser les nobles trouvailles de nos ancêtres pour rendre la vie un peu moins âpre.

L’auteur a notamment publié «La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges», préfacé par Michel ONFRAY (Livre de poche, 2016) et «Le Crépuscule des idoles progressistes» (Stock, 2017). Dernier ouvrage paru: «Libérons-nous du féminisme! Nation française, galante et libertine, ne te renie pas!» (Éd. de l’Observatoire, 2018).

[Le 12 avril 2019, 16 H 40, A. B., La Rochelle] : sans passé, pas d’avenir !