N° 080 Umberto ECO, “La langue de l’Europe, c’est la traduction“.

Claude HAGÈGE: “Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée”

Introduction

L’UNESCO nous rappelle que la diversité linguistique et le multilinguisme sont essentiels pour le développement durable, mais l’attention se porte essentiellement sur les langues menacées et place la sauvegarde de la diversité linguistique sur le même plan que la biodiversité. La question des langues en danger est en effet essentielle, et quelques études suggèrent que la disparition des langues présente des risques importants pour la conservation de la biodiversité.

Ce que nous voulons faire apparaître, c’est que les langues entrent en jeu dans tous les processus économiques, sociaux et culturels qui sont à la base du développement. La culture, l’éducation et la santé sont des facteurs de développement majeurs dont l’accumulation du capital est plus une conséquence qu’une cause et, où que l’on se place dans le monde, on peut en faire le constat, le rôle de la langue est omniprésent.

Qu’il s’agisse de pauvreté, d’épanouissement personnel, d’ascension sociale, de cohésion sociale, de circulation des savoirs et des idées, de développement territorial, d’identité, de performance économique, de migrations, de la révolution numérique, de la guerre et de la paix, on retrouve à des degrés divers des questions de langues. Les langues sont donc la dimension cachée du développement durable qu’il nous appartient de faire émerger. Évidemment, les politiques linguistiques, quand elles existent, ne sont pas neutres.

Il nous faut donc tenter de répondre à la question : en quoi les politiques linguistiques peuvent-elles contribuer au développement durable ?

Avant la participation d’ICEO aux assises de Bucarest

« Deux représentants d’ICEO vont participer, les 23 et 24 mai 2019, donc dans deux jours à l’heure ou nous publions ce texte, aux 5es Assises européennes du plurilinguisme, organisées par l’Observatoire européen du Plurilinguisme (OEP), qui se tiendront à Bucarest, en Roumanie, un pays que plusieurs membres d’ICEO connaissent bien et où ils comptent beaucoup d’amis. Les propos de Claude HAGÈGE, publiés  dans l’Express en  2012, méritent d’être relus à la veille des Assises OEP de Bucarest et à la veille des élections européennes.

Ce grand linguiste reprend ici tous les arguments qui sous tendent la campagne en faveur du plurilinguisme que nous nous efforçons de promouvoir depuis quelques années au sein de l’Union européenne et que l’on trouvera sur ce site en versions plurilingues. Sous la forme d’un « trilinguisme souple » adapté du trilinguisme des langues de travail de la Commission de Bruxelles si peu respecté, nous voulons mettre en avant et prioritairement la langue maternelle du locuteur (conformément au régime linguistique initial de la construction européenne : règlement CE n°1/1958 quelque peu oublié), suivie, pour les besoins de diffusion, de deux autres langues dont au moins l’une des trois langues de travail.

Toutes les langues de l’Europe méritent en effet de survivre et de prospérer. Aucune ne mérite d’être ravalée au rang de patois local par une langue unique imposée. Et les langues régionales ne sont pas non plus des patois !

L’autorité du grand linguiste aidera-t-elle à convaincre les lecteurs de notre site de soutenir la campagne que nous avons lancée sur ce grave sujet de réflexion, important pour notre avenir ? »

TOUTE VOTRE ATTENTION : So that there be no misunderstanding, none of the leaders of ICEO feed hate or animosity against UK or against the English language. Most of them have spoken, written, published in English. None of those who have had the chance to know Britain long and long ago came back without much esteem for the British people. Be aware that the British of old strain, attached to their mother tongue, are the first to deplore the fate that the Globish does to the original English language.

Par Michel FELTIN-PALAS, publié le 28/03/2012  – Yann RABARIER/L’Express

En amoureux des langues, Claude HAGÈGE défend la diversité et s’oppose fermement à la domination de l’anglais.

Faut-il s’inquiéter de la domination de la langue anglaise? Les langues nationales vont-elles disparaître? Sans chauvinisme ni ringardise, le linguiste Claude HAGÈGE dresse un constat lucide de la situation.

Claude HAGÈGE en 5 dates

1955 Entrée à l’École normale supérieure

1966 Première enquête linguistique de terrain, au Cameroun

Depuis 1988 Professeur au Collège de France

2009Dictionnaire amoureux des langues (Plon).

2012Contre la pensée unique (Odile Jacob)

La Semaine de la langue française, qui vient de s’achever, n’aura pas suffi à mettre du baume au cœur de Claude HAGÈGE. Car le constat du grand linguiste est sans appel : jamais, dans l’histoire de l’humanité, une langue n’a été « comparable en extension dans le monde à ce qu’est aujourd’hui l’anglais ». Oh ! il sait bien ce que l’on va dire. Que la défense du français est un combat ranci, franchouillard, passéiste. Une lubie de vieux ronchon réfractaire à la modernité. Il n’en a cure. Car, à ses yeux, cette domination constitue une menace pour le patrimoine de l’humanité. Et fait peser sur elle un risque plus grave encore : voir cette « langue unique » déboucher sur une « pensée unique » obsédée par l’argent et le consumérisme. Que l’on se rassure, cependant : si HAGÈGE est inquiet, il n’est pas défaitiste. La preuve, avec cet entretien où chacun en prend pour son grade…

Comment décide-t-on, comme vous, de consacrer sa vie aux langues?

Je l’ignore. Je suis né et j’ai grandi à Tunis, une ville polyglotte. Mais je ne crois pas que ce soit là une explication suffisante : mes frères, eux, n’ont pas du tout emprunté cette voie.

Enfant, quelles langues avez-vous apprises?

A la maison, nous utilisions le français. Mais mes parents m’ont fait suivre une partie de ma scolarité en arabe – ce qui montre leur ouverture d’esprit, car l’arabe était alors considéré comme une langue de colonisés. J’ai également appris l’hébreu sous ses deux formes, biblique et israélienne. Et je connaissais l’italien, qu’employaient notamment plusieurs de mes maîtres de musique.

Combien de langues parlez-vous?

S’il s’agit de dénombrer les idiomes dont je connais les règles, je puis en mentionner plusieurs centaines, comme la plupart de mes confrères linguistes. S’il s’agit de recenser ceux dans lesquels je sais m’exprimer aisément, la réponse sera plus proche de 10.

Beaucoup de Français pensent que la langue française compte parmi les plus difficiles, et, pour cette raison, qu’elle serait « supérieure » aux autres. Est-ce vraiment le cas?

Pas du tout. En premier lieu, il n’existe pas de langue « supérieure ». Le français ne s’est pas imposé au détriment du breton ou du gascon en raison de ses supposées qualités linguistiques, mais parce qu’il s’agissait de la langue du roi, puis de celle de la République. C’est toujours comme cela, d’ailleurs : un parler ne se développe jamais en raison de la richesse de son vocabulaire ou de la complexité de sa grammaire, mais parce que l’État qui l’utilise est puissant militairement – ce fut, entre autres choses, la colonisation – ou économiquement – c’est la « mondialisation ». En second lieu, le français est un idiome moins difficile que le russe, l’arabe, le géorgien, le peul ou, surtout, l’anglais.

L’anglais ? Mais tout le monde, ou presque, l’utilise!

Beaucoup parlent un anglais d’aéroport, ce qui est très différent ! Mais l’anglais des autochtones reste un idiome redoutable. Son orthographe, notamment, est terriblement ardue : songez que ce qui s’écrit « ou » se prononce, par exemple, de cinq manières différentes dans throughroughboughfour et tour ! De plus, il s’agit d’une langue imprécise, qui rend d’autant moins acceptable sa prétention à l’universalité.

Imprécise?

Parfaitement. Prenez la sécurité aérienne. Le 29 décembre 1972, un avion s’est écrasé en Floride. La tour de contrôle avait ordonné : « Turn left, right now« , c’est-à-dire « Tournez à gauche, immédiatement ! » Mais le pilote avait traduit « right now » par « à droite maintenant« , ce qui a provoqué la catastrophe. Voyez la diplomatie, avec la version anglaise de la fameuse résolution 242 de l’ONU de 1967, qui recommande le « withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict« . Les pays arabes estiment qu’Israël doit se retirer « des » territoires occupés – sous-entendu : de tous. Tandis qu’Israël considère qu’il lui suffit de se retirer « de » territoires occupés, c’est-à-dire d’une partie d’entre eux seulement.

Est-ce une raison pour partir si violemment en guerre contre l’anglais ?

Je ne pars pas en guerre contre l’anglais. Je pars en guerre contre ceux qui prétendent faire de l’anglais une langue universelle, car cette domination risque d’entraîner la disparition d’autres idiomes. Je combattrais avec autant d’énergie le japonais, le chinois ou encore le français s’ils avaient la même ambition. Il se trouve que c’est aujourd’hui l’anglais qui menace les autres, puisque jamais, dans l’Histoire, une langue n’a été en usage dans une telle proportion sur les cinq continents.

En quoi est-ce gênant ? La rencontre des cultures n’est-elle pas toujours enrichissante ?

La rencontre des cultures, oui. Le problème est que la plupart des gens qui affirment « Il faut apprendre des langues étrangères » n’en apprennent qu’une : l’anglais. Ce qui fait peser une menace pour l’humanité tout entière.

A ce point ?

Seuls les gens mal informés pensent qu’une langue sert seulement à communiquer. Une langue constitue aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture. En hindi, par exemple, on utilise le même mot pour « hier » et « demain ». Cela nous étonne, mais cette population distingue entre ce qui est – aujourd’hui – et ce qui n’est pas : hier et demain, selon cette conception, appartiennent à la même catégorie. Tout idiome qui disparaît représente une perte inestimable, au même titre qu’un monument ou une œuvre d’art.

Détrompez-vous. Toute l’Histoire le montre : les idiomes des États dominants conduisent souvent à la disparition de ceux des États dominés. Le grec a englouti le phrygien. Le latin a tué l’ibère et le gaulois. A l’heure actuelle, 25 langues disparaissent chaque année ! Comprenez bien une chose : je ne me bats pas contre l’anglais ; je me bats pour la diversité. Un proverbe arménien résume merveilleusement ma pensée : « Autant tu connais de langues, autant de fois tu es un homme. »

Vous allez plus loin, en affirmant qu’une langue unique aboutirait à une « pensée unique »…

Ce point est fondamental. Il faut bien comprendre que la langue structure la pensée d’un individu. Certains croient qu’on peut promouvoir une pensée française en anglais : ils ont tort. Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser. Comme l’explique le grand mathématicien Laurent LAFFORGUE : ce n’est pas parce que l’école de mathématiques française est influente qu’elle peut encore publier en français ; c’est parce qu’elle publie en français qu’elle est puissante, car cela la conduit à emprunter des chemins de réflexion différents.

Vous estimez aussi que l’anglais est porteur d’une certaine idéologie néolibérale…

Oui. Et celle-ci menace de détruire nos cultures dans la mesure où elle est axée essentiellement sur le profit.

Je ne vous suis pas…

Prenez le débat sur l’exception culturelle. Les Américains ont voulu imposer l’idée selon laquelle un livre ou un film devaient être considérés comme n’importe quel objet commercial. Car eux ont compris qu’à côté de l’armée, de la diplomatie et du commerce il existe aussi une guerre culturelle. Un combat qu’ils entendent gagner à la fois pour des raisons nobles – les États-Unis ont toujours estimé que leurs valeurs sont universelles – et moins nobles : le formatage des esprits est le meilleur moyen d’écouler les produits américains. Songez que le cinéma représente leur poste d’exportation le plus important, bien avant les armes, l’aéronautique ou l’informatique ! D’où leur volonté d’imposer l’anglais comme langue mondiale. Même si l’on note depuis deux décennies un certain recul de leur influence.

Pour quelles raisons?

D’abord, parce que les Américains ont connu une série d’échecs, en Irak et en Afghanistan, qui leur a fait prendre conscience que certaines guerres se perdaient aussi faute de compréhension des autres cultures. Ensuite, parce qu’Internet favorise la diversité : dans les dix dernières années, les langues qui ont connu la croissance la plus rapide sur la Toile sont l’arabe, le chinois, le portugais, l’espagnol et le français. Enfin, parce que les peuples se montrent attachés à leurs idiomes maternels et se révoltent peu à peu contre cette politique.

Pas en France, à vous lire… Vous vous en prenez même de manière violente aux « élites vassalisées » qui mèneraient un travail de sape contre le français.

Je maintiens. C’est d’ailleurs un invariant de l’Histoire. Le gaulois a disparu parce que les élites gauloises se sont empressées d’envoyer leurs enfants à l’école romaine. Tout comme les élites provinciales, plus tard, ont appris à leur progéniture le français au détriment des langues régionales. Les classes dominantes sont souvent les premières à adopter le parler de l’envahisseur. Elles font de même aujourd’hui avec l’anglais.

Comment l’expliquez-vous?

En adoptant la langue de l’ennemi, elles espèrent en tirer parti sur le plan matériel, ou s’assimiler à lui pour bénéficier symboliquement de son prestige. La situation devient grave quand certains se convainquent de l’infériorité de leur propre culture. Or nous en sommes là. Dans certains milieux sensibles à la mode – la publicité, notamment, mais aussi, pardonnez-moi de vous le dire, le journalisme – on recourt aux anglicismes sans aucune raison. Pourquoi dire « planning » au lieu d' »emploi du temps » ? « Coach » au lieu d' »entraîneur » ? « Lifestyle » au lieu de « mode de vie » ? « Challenge » au lieu de « défi » ?

Pour se distinguer du peuple?

Sans doute. Mais ceux qui s’adonnent à ces petits jeux se donnent l’illusion d’être modernes, alors qu’ils ne sont qu’américanisés. Et l’on en arrive à ce paradoxe : ce sont souvent les immigrés qui se disent les plus fiers de la culture française ! Il est vrai qu’eux se sont battus pour l’acquérir : ils en mesurent apparemment mieux la valeur que ceux qui se sont contentés d’en hériter.

Mais que dites-vous aux parents qui pensent bien faire en envoyant leurs enfants suivre un séjour linguistique en Angleterre ou aux États-Unis?

Je leur réponds : « Pourquoi pas la Russie ou l’Allemagne ? Ce sont des marchés porteurs et beaucoup moins concurrentiels, où vos enfants trouveront plus facilement de l’emploi. »

Ne craignez-vous pas d’être taxé de ringardise, voire de pétainisme?

Mais en quoi est-il ringard d’employer les mots de sa propre langue ? Et en quoi le fait de défendre la diversité devrait-il être assimilé à une idéologie fascisante ? Le français est à la base même de notre Révolution et de notre République !

Pourquoi les Québécois défendent-ils le français avec plus d’acharnement que nous-mêmes?

Parce qu’ils sont davantage conscients de la menace : ils forment un îlot de 6 millions de francophones au milieu d’un océan de 260 millions d’anglophones ! D’où leur activité néologique extraordinaire. Ce sont eux qui, par exemple, ont inventé le terme « courriel« , que j’invite les lecteurs de L’Express à adopter !

Des limites de l’anglais en entreprise

En 1999, le PDG de Renault, Louis SCHWEITZER, impose l’anglais dans les comptes rendus de réunions de direction. Une mesure sur laquelle il sera obligé de revenir, à la plus grande satisfaction de Claude HAGÈGE. « Les entreprises qui ont adopté cette mesure ont perdu en efficacité. Pour une raison simple, que décrit très bien l’ancien patron de Sanofi-Aventis, Jean- François DEHECQ : « Si nous imposons l’anglais à tous, les natifs anglophones fonctionneront à 100 % de leur potentiel, ceux qui le parlent bien en seconde langue, à 50 %, et les autres, à 10 %. » » « Par ailleurs, il est faux de croire que l’anglais soit indispensable pour le commerce, reprend HAGÈGE. C’est parfois le contraire. Quand on veut vendre un produit à un étranger, mieux vaut utiliser la langue de son client, qui n’est pas toujours l’anglais ! Une grande compagnie d’eau française est allée récemment à Brasilia. Quand ses représentants ont commencé à recourir à l’anglais, cela a rendu furieux les Brésiliens, qui possèdent, comme nous, une langue d’origine latine. Par anglomanie, nos commerciaux ont transformé un avantage culturel en handicap ! »

La victoire de l’anglais est-elle irréversible?

Pas du tout. Des mesures positives ont d’ailleurs déjà été prises : les quotas de musique française sur les radios et les télévisions, les aides au cinéma français, etc. Hélas, l’État ne joue pas toujours son rôle. Il complique l’accès au marché du travail des diplômés étrangers formés chez nous, il soutient insuffisamment la francophonie, il ferme des Alliances françaises… Les Chinois, eux, ont ouvert 1 100 instituts Confucius à travers le monde. Il y en a même un à Arras !

Si une seule mesure était à prendre, quelle serait-elle?

Tout commence à l’école primaire, où il faut enseigner non pas une, mais deux langues vivantes. Car, si on n’en propose qu’une, tout le monde se ruera sur l’anglais et nous aggraverons le problème. En offrir deux, c’est s’ouvrir à la diversité.

Nicolas SARKOZY est coutumier des fautes de syntaxe : « On se demande c’est à quoi ça leur a servi… » ou encore « J’écoute, mais je tiens pas compte ». Est-ce grave, de la part d’un chef d’État?

Peut-être moins qu’on ne le croit. Regardez : il a relancé les ventes de La Princesse de Clèves depuis qu’il a critiqué ce livre de Mme de LA FAYETTE ! Mais il est certain que DE GAULLE et MITTERRAND étaient plus cultivés et avaient un plus grand respect pour la langue.

Le français pourrait-il être le porte-étendard de la diversité culturelle dans le monde?

J’en suis persuadé, car il dispose de tous les atouts d’une grande langue internationale. Par sa diffusion sur les cinq continents, par le prestige de sa culture, par son statut de langue officielle à l’ONU, à la Commission européenne ou aux Jeux olympiques. Et aussi par la voix singulière de la France. Songez qu’après le discours de M. de VILLEPIN à l’ONU, s’opposant à la guerre en Irak, on a assisté à un afflux d’inscriptions dans les Alliances françaises.

N’est-il pas contradictoire de vouloir promouvoir le français à l’international et de laisser mourir les langues régionales?

Vous avez raison. On ne peut pas défendre la diversité dans le monde et l’uniformité en France ! Depuis peu, notre pays a commencé d’accorder aux langues régionales la reconnaissance qu’elles méritent. Mais il aura fallu attendre qu’elles soient moribondes et ne représentent plus aucun danger pour l’unité nationale.

Il est donc bien tard…

Il est bien tard, mais il n’est pas trop tard. Il faut augmenter les moyens qui sont consacrés à ces langues, les sauver, avant que l’on ne s’aperçoive que nous avons laissé sombrer l’une des grandes richesses culturelles de la France.

Le point de vue de Claude HAGÈGE, linguiste, au sujet du breton

Voici un extrait de sa conférence à Lannion, le 28 mai 1988. Il éclairera certainement nos lecteurs sur quelques points. Je profite aussi de cet article pour y joindre un lien vers une interview que le linguiste avait accordé en 2010 au journal “L’Express”.

Meilleurs en math

Les langues sont un système de signes, constitués en lexique, pour construire des énoncés. Ces énoncés se servent des signes, mais également des règles de formation pour produire des phrases d’une langue avec le lexique. L’unilingue ne connaît de ces signes que ce qu’on appelle le signifiant (partie phonique) et le signifié (le sens). Pour l’unilingue, à tout signifiant correspond un seul signifié. Un bilingue, au contraire, possède pour un même signifié deux signifiants car la traduction, le passage d’une langue à l’autre, ne change pas le sens. Parce qu’il associe deux signifiants à un même signifié, il est à même d’analyser le signifié de beaucoup plus près… Le bilingue en situation d’analyse est donc en position plus favorable que l’unilingue.

De nombreuses expériences sérieuses, importantes, attestent que ces enfants bilingues sont nettement plus favorisés pour un bon apprentissage des mathématiques, et plus généralement pour les opérations mentales fondées sur l’abstraction.

Les périodes favorables

C’est entre 3 et 4 ans, et 10 et 13 ans que la capacité d’apprentissage des langues est la plus forte. C’est là que les capacités de mimétisme, sur lesquelles se fonde l’essentiel de l’apprentissage d’une langue, sont maximales. Après 13 ans aussi, l’appareil articulatoire et phonatoire de l’enfant se fige, ce qui explique que les adultes ont tant de mal à apprendre les langues étrangères. Après 13 ans aussi, pour des raisons sociales, l’enfant commence à éprouver des contraintes caractérielles, des réticences dues à la volonté de défendre son image, à la peur du ridicule, toutes choses qui sont des attitudes d’adulte.

Un enfant est éminemment favorisé par l’inexistence de toutes les contraintes, toutes les censures qui caractérisent l’adulte après 13 ans. Les expériences qui ont été faites démontrent donc chez l’enfant l’aptitude au mimétisme phonique mais aussi la capacité d’acquérir non seulement le vocabulaire et la syntaxe, mais aussi la prononciation. Ce qui entraîne donc une capacité à apprendre les langues étrangères.

Avantages techniques du breton

La structure de la phrase bretonne fait apparaître des caractéristiques qu’elle partage avec d’autres langues, et qui faciliteront aux bretonnants l’accès à ces langues.

Tout cela met l’enfant bretonnant en situation d’avoir, au travers d’une langue assez exotique, un très large éventail de moyens d’expression qui viennent s’ajouter à ceux que le français lui propose.

C’est là un enrichissement culturel, car l’enfant peut alors s’ouvrir, à travers cette langue différente, à des traits typologiques présents dans beaucoup d’autres langues, sur lesquels le bilinguisme breton-français offre un accès indirect. Cela est, selon moi, d’une valeur inestimable sur le plan du développement culturel, intellectuel et même moral de l’enfant.

Le breton et le français

Je ne vois aucune contradiction entre la promotion des langues régionales et la défense du français.

Mais la crédibilité de la défense du français, face à l’envahissement de l’anglo-américain, n’est réelle que si le français fait le ménage chez lui et si, par conséquent, la France donne aux langues régionales, et notamment au breton, la promotion qu’elles sont légitimement en droit d’attendre.

Je constate que le breton n’est pas une menace pour le français. Je trouve autour de moi, chez les gens qui défendent le français face à l’anglo-américain, beaucoup plus de locuteurs de langues régionales que de francophones unilingues. C’est une attitude que l’on peut transposer à un niveau international. Non seulement le bretonnant n’en veut nullement au français mais encore il est en meilleure position que lui, par la précarité de sa situation, pour défendre la langue française.

Le breton avant l’anglais

Alors pourquoi le breton et non l’anglais, alors que l’anglais est une langue que nos enfants doivent apprendre rapidement ? Pour un francophone, l’anglais est une langue facile : le type d’anglais qu’il utilise, le volume de connaissances requises pour l’apprendre (c’est à dire pas grand chose) font qu’il n’y a aucune raison de se précipiter sur l’anglais.

Comme l’anglais n’a pas par ici de sources culturelles locales comme en a le breton, je vois de moins en moins l’intérêt de se plonger dans la langue anglaise lorsqu’on a la chance d’appartenir à une région de la France qui parle une langue régionale.

En d’autres termes, si l’on admet que l’anglais, par le type de connaissances qu’on en attend, et par la proximité typologique, génétique qui le lie au français est une langue qu’un jour ou l’autre l’enfant francophone, selon l’usage qu’il en fera, apprendra il n’y a pas lieu de se hâter. En sorte que le breton ayant une justification bien plus profonde, bien plus enracinée dans la culture locale, si j’étais breton, il ne fait aucun doute que je choisirais de faire apprendre le breton à mes enfants.

Toutes ces raisons font que le bilinguisme breton-français me paraît particulièrement défendable ici, sans compter les avantages que j’ai mentionnés pour un enfant qui commence très tôt son immersion dans une grande et belle langue celtique.

Promouvoir le breton

La culture locale n’est pas une résurrection artificielle entreprise par des intellectuels qui entendent donner à leur conscience une ou des raisons de se rassurer. Ce n’est pas davantage une sorte de ressourcement artificiel destiné à nourrir une revendication politique, mais tout simplement une re-culturation vers quelque chose d’authentique et d’ancien. Sans compter que c’est là, sur le plan culturel, une richesse de plus. Il est absolument clair que l’Europe des Nations, qui n’empêchera pas l’Europe supranationale, c’est aussi l’Europe des langues.

J’encourage fortement, et d’enthousiasme, tous ceux dont l’entreprise est l’enseignement du breton sur une large échelle. C’est une entreprise nécessaire. Ceux qui, même adultes, apprennent le breton ou l’apprennent à leurs enfants, sont dignes d’admiration.

[Le 21 mai 2019, 07 H25, F. M., Brest] : Gwir eo !